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Un grand peintre naïf, Philomé Obin (Charles Dupuy)

Au début de l’année 1944, on inaugurait le Centre d’art de Port-au-Prince. Cette institution qui allait devenir hautement célèbre avait été fondée à l’initiative d’un professeur d’anglais, M. Dewitt Peters, un jeune Américain, un mordu de peinture et d’art, arrivé au pays pour enseigner dans les lycées et collèges. Installé dans une ancienne maison bourgeoise de la rue de la Révolution, le Centre d’art avait reçu les encouragements personnels du président haïtien, M. Élie Lescot, qui fit d’ailleurs inscrire une généreuse subvention au budget de la République en faveur de la nouvelle institution. La première exposition du Centre d’art réunissait les peintures, aquarelles et dessins de vingt-cinq artistes dont Albert Mangonès, Lucien Price, Tamara Baussan, Daniel Lafontant, Pétion Savain, Georges Remponneau, César Müller, René Vincent, (ces deux derniers étaient des Capois) et bien d’autres.

Quelques mois après cette retentissante soirée inaugurale, un modeste coiffeur originaire du Cap, Philomé Obin, envoyait un de ses tableaux à Dewitt Peters. Cet inconnu était appelé à devenir l’une des plus grandes célébrités de la peinture contemporaine. Son tableau représentait avec une prodigieuse précision de détails et une rare débauche de couleurs l’arrivée de F. D. Roosevelt au Cap-Haïtien, le 15 juillet 1934. Peters, qui aspirait à découvrir une peinture d’expression véritablement haïtienne en fut littéralement époustouflé. À la fois conquis et enthousiasmé par la palette primitive de Philomé Obin, Dewitt Peters voulut rencontrer sans tarder ce coiffeur qui mariait les couleurs avec autant d’assurance et d’achèvement. Après le choc que provoqua le tableau de Philomé Obin sur le comité d’administration du Centre d’art et sur Dewitt Peters en particulier, ce fut la chasse aux artistes populaires à la touche puissante, à la composition vigoureuse et spontanée.

De passage à Port-au-Prince, tous les critiques d’art étrangers poussaient de grands cris d’admiration devant les tableaux naïfs des nouvelles découvertes du Centre d’art. Hector Hyppolite, un prêtre vaudou, Préfète Duffaut, un charpentier, Castera Bazile, l’homme à tout faire de Dewitt Peters et des paysans analphabètes comme Adam Léontus, Wilson Bigaud, Joseph Jasmin émerveillaient les connaisseurs, faisaient s’extasier les Jean-Paul Sartre, André Breton ou Alfred Métraux qui se pâmaient devant tant de fraîcheur et de perfection. Quand le critique cubain Jose Gomez Sicre, proposa d’ajouter les œuvres de ces peintres issus du peuple aux tableaux déjà sélectionnés pour une exposition de peinture haïtienne devant bientôt se tenir à La Havane, ce fut le début d’une longue tournée mondiale qui s’arrêta dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique, au grand ravissement des chroniqueurs artistiques et du public cultivé.

Entre-temps, Obin ouvrait au Cap-Haïtien une annexe du Centre d’art et, devenu chef d’école, il regroupait autour de lui son frère Sénèque, quelques-uns de ses propres enfants et plusieurs apprentis peintres du quartier populaire de la Fossette. Le style de «grand primitif documentaire» de Philomé Obin, faisait sa renommée et ne manquait pas de frapper d’étonnement les curieux et les collectionneurs qui visitaient son atelier. Ses tableaux qui s’intitulent La bataille de Vertières, La Victoire de l’Ascension, La démocratie en marche, Les bourgeois du Cap-Haïtien débordent d’une profusion de détails dont le souci de la perfection, la minutie et l’exactitude font le ravissement du spectateur.

Au moment de l’Exposition internationale de Port-au-Prince, en 1949, s’engagea au Centre d’art même une polémique sur la qualité et la valeur de la peinture primitive. L’évêque de l’Église épiscopale d’Haïti, Mgr Voegeli, proposa alors à quelques peintres naïfs de décorer les murs de la cathédrale Sainte-Trinité. C’était une initiative d’avant-garde d’autant plus risquée que l’évêque la considérait comme la participation de son église aux festivités du bicentenaire de Port-au-Prince. En mars 1950, on inaugurait la grande fresque de l’abside. La première scène, La Nativité, était l’œuvre de Rigaud Benoît, la deuxième, La Crucifixion, avait été peinte par Philomé Obin et la troisième, L’Ascension, était signée Castera Bazile et Gabriel Lévêque. La cathédrale Sainte-Trinité de Port-au-Prince explosait de couleurs et s’était transformée en un incomparable musée de l’art pictural haïtien.

Maintenant qu’il était célébré par la critique et commençait à être connu, Philomé Obin se présenta dans une galerie réputée de la capitale haïtienne. Il voulait seulement connaître les conditions du propriétaire devant lequel il étala fièrement quelques-unes de ses meilleures toiles. Le propriétaire en question regarda d’un air indifférent les tableaux que lui proposait Obin et, dans l’intention de l’humilier, appela ses enfants qui étaient aussi ses associés dans les affaires pour leur déclarer sur un ton solennel: «Vous voyez les tableaux de ce peintre, et bien tant que je serai vivant, jamais, vous m’entendez, jamais aucune de ses peintures, pas une seule, ne sera exposée dans ma galerie». Écrasé par cette insulte aussi calculée qu’inattendue, Philomé Obin ramassa ses toiles avec d’infinies précautions et, tout déconfit, quitta Port-au-Prince la mort dans l’âme.

De retour dans son atelier, Philomé Obin reprit son pinceau et continua de plus belle à jeter ses éblouissantes plaques de couleur vive sur ses toiles. Sa touche audacieuse et pittoresque faisait les délices des amateurs qui se pressaient dans ce qui était maintenant devenu l’atelier des Obin. À côté de Philomé en effet, se tenaient aussi Sénèque, Antoine, Henri-Claude, Michaëlle, Michel, Jean-Marie, Othon, Télémaque, Gérard Obin qui se disputaient avec émulation les faveurs des acheteurs et des collectionneurs. Au sommet de sa maturité, le patriarche demeurait toujours insurpassable par sa puissance d’observation, son inspiration pleine de gaucheries naïves, de visions frivoles et d’exubérances puériles.

Devenu un peintre illustre et de réputation internationale, Obin continuait à mener sa vie simple d’ascète entièrement dévoué à son art. À mesure que les années passaient, la célébrité de l’artiste grandissait et ce sont les grands collectionneurs du monde entier qui se battaient pour posséder au moins une toile de Philomé Obin. Au cours des années 1970, on vit défiler dans son atelier des célébrités comme Jacqueline Bouvier Kennedy Onassis ou André Malraux qui, débarquant de l’hélicoptère, arrivaient au Cap afin de rencontrer en tête à tête le vénérable vieillard, et puis surtout pour acheter ses tableaux et admirer ses œuvres. Ne voulant pas être en reste, l’État haïtien décerna l’Ordre national Honneur et Mérite à l’artiste peintre Philomé Obin avec le grade de commandeur. C’était en 1977 et c’était beaucoup plus que ne pouvait souhaiter cet humble fils du pays, qui à l’âge patriarcal de 85 ans recevait, pour son immense talent, une consécration inespérée. Presque nonagénaire, le vieux peintre à la fécondité laborieuse continuait de répondre aux exigences de la riche clientèle qui, plus que jamais, se ruait dans son atelier. Toutes les grandes entreprises financières, toutes les grandes firmes industrielles, toutes les grandes pétrolières, tous les grands musées voulaient détenir une œuvre signée de la main du maître dans leur collection. Parmi ses nombreux visiteurs, un jour, Obin eut la délectable surprise de voir arriver chez lui un homme qu’il reconnut tout de suite. Il s’agissait du propriétaire de galerie qui, il y a bien des années, l’avait si cruellement humilié à Port-au-Prince. L’homme, un affairiste consommé, proposait à Philomé Obin de devenir son agent, de le laisser s’occuper de ses intérêts artistiques dans la capitale. Au lieu que les riches collectionneurs soient obligés de se déranger, qu’ils soient forcés de se rendre jusqu’au Cap pour admirer et acheter ses tableaux, fit-il valoir, il pourrait, lui, les placer bien en vue dans sa galerie à la parfaite satisfaction de la clientèle fortunée. Après avoir patiemment écouté le baratin que lui débitait son visiteur, Obin se leva, lui demanda de patienter un peu, et revint quelques minutes après, suivi de ses enfants et de ses petits-enfants qu’il était allé chercher dans le fond de son atelier. «Vous voyez ce monsieur, leur déclara-t-il solennellement, tant que je serai vivant, vous m’entendez, jamais, au grand jamais, aucun de mes tableaux ne sera exposé dans sa galerie. Et si vous avez quelque respect pour ma mémoire, même après ma mort, il vous faut me promettre de ne jamais rien, vous m’entendez, jamais rien lui vendre!» Il leur raconta alors la cinglante déconvenue que lui avait infligée jadis le propriétaire de galerie qui, dépité, la mort dans l’âme, prit congé et rentra la tête basse dans la capitale.

Chef incontesté de l’École capoise, Philomé Obin est mort bien paisiblement en laissant un incommensurable héritage spirituel à toute une génération de peintres qui, dans le silence et la lumière des ateliers, ont pris sa relève.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185 / (450) 444-7185

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