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Femmes

Paul Magloire et Yolette Leconte (Charles Dupuy)

En 1950, Haïti vivait l’un des moments les plus heureux de son histoire. Avec son économie survoltée par la guerre de Corée et les prix élevés des denrées tropicales, l’avenir semblait prometteur pour le pays qui profitait d’un temps de paix intérieure et de prospérité financière tel qu’il n’avait connu depuis des générations. À l’époque, Paul Magloire était au sommet de sa popularité et son gouvernement semblait indestructible. C’est l’époque où l’on inaugurait le barrage de Péligre, le nouveau port du Cap-Haïtien, la nouvelle Route nationale numéro un, c’est aussi le moment où des flots de touristes débarquaient à l’assaut des plages de sable d’Haïti et fort désireux de découvrir les trésors cachés de la petite république des Antilles.

La nouvelle première dame s’appelait Yolette Leconte. Elle était née au Cap-Haïtien, le 25 juillet 1918. Elle était la fille de Me Narsès Leconte et de son épouse née Gabrielle Leconte, une nièce du président Leconte et, comme ce dernier, une descendante directe de Jean-Jacques Dessalines. Élu député en 1902, Narsès Leconte avait connu l’exil à Paris sous le règne d’Antoine Simon avant de revenir au pays en compagnie de son frère Villehardouin à l’avènement de leur cousin Cincinnatus Leconte à la présidence en 1911. La même année, il ouvrait son cabinet d’avocat et, en 1915, célébrait son mariage avec sa cousine, Gabrielle. Atteint de la maladie de Parkinson, il retourne à Paris en 1925 en compagnie de sa femme et de sa fille aînée, Capucine, dans l’intention de se faire examiner par les meilleurs spécialistes dont son propre cousin, le docteur Rosalvo Bobo. Hélas, tous ces efforts persévérants pour le débarrasser de son mal auront été vains puisque tous les traitements se révéleront infructueux et aucun ne sera parvenu à l’en soulager durablement. Il retourna au pays déçu mais sans accuser d’amertume et, cinq ans plus tard, entouré de ses proches, il s'éteignait tranquillement chez lui. C’était en 1930.

Narsès Leconte laissait six orphelins à sa veuve, trois filles et trois garçons. Capucine, Yolette, Cinna, Cécile*, Hermain et Lucien. Les ressources financières de la famille avaient «sensiblement diminué, nous apprend Louis Defay, du fait que le paiement des dividendes produits par les actions dont Monsieur Leconte était propriétaire sur l’Usine Électrique des Gonaïves effectué régulièrement de son vivant, avait été, à sa mort, illicitement discontinué». (Yolette Paul Magloire, sa vie, son œuvre, p.33) Le litige donna lieu à un interminable procès que la veuve Leconte remportera devant la Cour de cassation en 1943 et dont les arrêts feront jurisprudence.

Yolette naquit au 110 de la rue Toussaint-Louverture, non loin du marché Clugny, et c’est aussi là qu’elle grandira, dans le quartier de La Fossette. Vers l’âge de 15 ans, sa mère l’inscrivit au pensionnat de Madame Maud Turian à Port-au-Prince. L’adolescente trouva l’occasion de développer ses aptitudes pour la peinture et les arts d’agréments tandis que ses notes de science et d’arithmétique restaient désespérément médiocres. À la vue de ces résultats, nous révèle Louis Defay, son père, au grand ahurissement de sa femme, déclarait «que l’art mène à tout et que sa fille, avantageusement engagée dans le chemin qui conduit aux étoiles, y parviendrait à coup sûr». (idem, p.21) On serait porté à penser que le biographe tente ici d’embellir les faits, de nous les présenter sous un jour agréable et plaisant, et pourtant non, il les rapporte dans leur plus franche exactitude. À ce propos d’ailleurs, je résiste mal à l’envie de vous raconter cette anecdote assez touchante que je tiens de Me Zachée Fouché, lequel fut engagé un moment comme professeur d’arithmétique de Yolette à cause, bien sûr, des performances résolument catastrophiques que la malheureuse enregistrait dans cette discipline avec laquelle elle était, pour dire le moins, en sérieuse délicatesse. Lorsque, désespéré, Me Fouché vint annoncer à Me Leconte que sa fille avait l’esprit tellement rétif aux chiffres et montrait si peu de dispositions pour les matières scientifiques qu’il préférait baisser les bras et renoncer à ces leçons particulières qui ne menaient à rien du tout, il entendit Me Leconte lui répondre qu’il fallait persister, ne pas se décourager, «parce que, lui souffla-t-il sur le ton de la confidence, comme vous la voyez, c’est elle qui épousera le président d’Haïti». Vingt ans plus tard, la prédiction devenait réalité.

Yolette vécut une adolescence heureuse et sans histoire jusqu’au jour où elle fut blessée par la flèche de Cupidon. «Il semble fort, selon Louis Defay, que l’aventure advint au cours d’un de ces pique-niques organisés le 25 août 1935 à l’occasion de la fête de Quartier-Morin auquel participait d’aventure, venant des Gonaïves où il était en garnison, un officier de l’Armée, jeune, entreprenant, bien fait, portant beau, et qui répondait au nom de Paul Magloire. Le brillant cavalier n’eut pas fort à faire pour séduire puisque quelques mois après: “on parla mariage, on échangea des bagues“. Yolette discontinua ses études et le 18 avril 1936, le couple accompagné du colonel Gustave Laraque et de Madame Narsès Leconte gravissait les degrés de l’autel après la signature du contrat au bas duquel le président Vincent, de passage au Cap-Haïtien, apposa sa signature.» (idem, p.39) Pendant que carillonnent encore les cloches de la cathédrale, qu’on nous permette d’ajouter une toute petite précision, le biographe vient de situer la rencontre des tourtereaux au Quartier-Morin, le patelin du fiancé, mais elle aurait plutôt eue lieu, cette rencontre, à la fête patronale de Milot, et, je le tiens de bonne source, c’est au retour des festivités que Yolette promit son cœur au bel officier qui disait brûler d’amour pour elle. Il faut aussi indiquer que Paul et Yolette habitaient l’un, la rue du Chantier (rue 6) et l’autre la rue du Hasard (rue 7), il s’agissait donc de vieux voisins qui se croisaient assez souvent et qui se connaissaient bien.

Des personnes mal intentionnées parleront longtemps de l’immense scandale que suscita l’arrivée de ce fiancé indésirable dans la famille Leconte, vieille famille de souche aristocratique qui n’aurait pas fait bon accueil à l’officier Magloire. Ce prétendu psychodrame social est une pure invention, un tissu d’affabulations appartenant strictement au domaine de la fiction. Toutes les parentes, toutes les amies ou voisines de Madame Magloire que j’ai eu l’occasion d’interroger sur cette question précise ont été absolument formelles, il n’y a jamais eu de controverse, de désaccord ou de querelle dans les rangs ni de l’une ni de l’autre famille au moment des fiançailles de Paul Magloire et de Yolette Leconte. Cette petite mise au point n’empêchera évidemment pas les mauvais esprits de continuer à colporter les fables, commérages et méchancetés de leur création, mais je puis assurer le lecteur qu’au lendemain de ce mariage sans accroc ni complication, Yolette était devenue pour tout le monde chez elle, «Man Paul».

Le 13 janvier 1937, au Cap, Madame Magloire mettait au monde son premier enfant, Raymond. Le 29 juin 1938, toujours au Cap-Haïtien, elle devenait mère pour la deuxième fois, l’enfant, une fille, reçut le prénom d’Elsie. Deux ans plus tard, le 17 juin 1940, naissait une autre fille qui sera prénommée Myrta. Peu après l’arrivée de cette dernière, en pleine saison de leur bonheur de couple, le capitaine Magloire était appelé au poste de commandant du Pénitencier national à Port-au-Prince. C’est dans cette ville que verront le jour deux autres filles, Paule, née le 20 mars 1944 et puis enfin la benjamine, Yola, le 10 juin 1947. Trois ans plus tard Madame Magloire devenait la première dame de la République. «Lorsque le 6 décembre 1950, soutient Louis Defay, le citoyen Paul Eugène Magloire ayant accédé à la présidence de la République elle aura atteint le faîte de la gloire et qu’elle sera l’objet des éclatants honneurs auxquels son rang lui donnera droit, à aucun moment elle ne négligera ses modestes devoirs d’épouse, de mère et de protectrice de tous ceux qui souffrent. Toujours et partout, ses larges yeux qui étincellent auront pour chacun un sourire brillant de bienveillance, ses lèvres ardentes, le mot qui réchauffe et ranime; cependant que son visage tantôt légèrement voilé d’une expression de sérieuse simplicité, tantôt rayonnant d’enthousiasme et d’optimisme, fera régner autour d’elle l’espérance, la paix et l’amour. [...] Sans rancœur du passé, sans ambition, sans souci de gloire ou de récompense, elle se consacre avec ardeur, à la défense de la noble et sainte cause des petits et des obscurs.» (idem, p.46)

Est-il besoin de rappeler que Yolette était une femme d’une grande beauté, d’une élégance raffinée et, au surplus, extrêmement attachante par la simplicité chaleureuse de ses manières et son entregent. Elle avait la physionomie expressive, les yeux brillants, l’élocution rapide et le caractère agréable. Yolette n’avait pas l’âme d’une ambitieuse et n’appartenait pas non plus à cette race d’intrigantes arrivistes obsédées par les gains matériels et la réussite sociale. Elle avait fidèlement suivi son mari dans chacune de ses affectations militaires et, pour elle, vivre au Palais national c’était comme un poste de plus. Toujours en mouvement, fébrile, sautillante, enthousiaste, elle consacre tout son temps à ses bonnes œuvres. Si elle accomplira toujours à la perfection, en Haïti comme à l’étranger, le rôle protocolaire que l’on exigeait d’elle, c’est l’œuvre d’assistance sociale qu’elle met au centre de sa vie désormais. Soulager la souffrance des malades et la misère des plus pauvres devient sa préoccupation constante, son obsession, sa hantise. Quand elle fait des pieds et des mains pour obtenir que le secrétariat de la fondation caritative qui porte son nom soit logé dans l’une de ces nombreuses pièces inoccupées du Palais, elle crée une petite commotion chez les fonctionnaires, puisque jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu ou entendu parler d’un bureau du Palais national occupé par Madame la présidente. Jamais, depuis Résia Vincent, on n’avait vu une dame du Palais déployer autant de sollicitude envers les nécessiteux économiques, les pauvres et les démunis. Sa magnanimité envers les humbles lui conciliait alors l’affection générale du public. Yolette avait enfin trouvé sa vocation, elle sera désormais la généreuse bienfaitrice des classes défavorisées. Sans relâche, elle préside les banquets de bienfaisance, ouvre les bals de charité, inaugure les campagnes de vaccination, inspecte les hospices de vieillards, visite les hôpitaux, les maternités et les orphelinats, fait sa tournée des garderies d’enfants, des dispensaires et des écoles. Lancée en 1951 avec l’ouverture de la cantine du Bel-Air et celle de la Saline, la Fondation Madame Paul E. Magloire devait établir deux solides institutions d’éducation et de formation professionnelle pour jeunes filles en Haïti, l’École des Arts ménagers de Saint-Martin et celle du Cap-Haïtien. En plus de créer des œuvres, Yolette ne s’effrayait pas des soucis pratiques qu’entraînait leur bon fonctionnement et s’y engageait à fond.

Le 7 février 1955, Paul Magloire et son épouse atterrissaient à Washington D.C. où ils étaient accueillis par le vice-président Richard Nixon et sa femme. C’était le début de la visite d’État du couple présidentiel qui sera reçu par les Eisenhower à la Maison-Blanche et logé dans la chambre à coucher de Lincoln, le célèbre Lincoln’s bedroom, mise à sa disposition pour la circonstance. Le lendemain, le président américain leur offrait un fastueux dîner d’État avec pompes et cérémonies. Paul Magloire sera ensuite triomphalement accueilli au Congrès où il prend la parole devant les deux chambres réunies en session spéciale. Après Washington, Magloire visitera Nashville, Chicago, Boston et New-York où il aura droit à la spectaculaire parade de confettis, le ticker-tape-parade sur Broadway.

De retour en Haïti, Yolette reprend et organise avec la même ardeur ses multiples activités charitables. Pendant que les journalistes de la presse officielle chantaient sur tous les tons les vertus de la «petite fée des humbles», célébraient son angélique douceur, son indulgence et sa bonté de cœur, des dames de compagnie jouaient du coude pour être celle qui deviendrait la meilleure amie de la première dame, sa confidente préférée. Sans s’en rendre compte et comme par enchantement, un petit cercle de profiteuses s’était agglutiné autour de la charmante et sympathique Madame Magloire. Inconnues la veille, ces dames patronnesses, qui se jalousaient férocement entre elles, s’introduisaient avec un sans gêne déroutant dans l’intimité de la famille présidentielle et seraient capables des plus viles bassesses pour seulement escorter la première dame, être vues en sa société et profiter de ses libéralités.

Après sa démission, Magloire qui pensait pouvoir rester au pays pour jouir d’une paisible et confortable retraite comprendra bien vite qu'il se berçait d’illusions. Après avoir fait tirer quelques rafales de mitrailleuse dans les parages de sa résidence, un groupe d’officiers vint lui annoncer qu’ils étaient dans l’incapacité d’assurer sa sécurité et que, par conséquent, il devait se préparer à partir pour l’exil. Magloire expliqua alors à sa femme qu’il leur fallait maintenant s’apprêter à s'envoler pour l’étranger, non pas exactement pour l’exil comme la situation politique pourrait prêter à le penser, mais pour ce qui sera un court séjour à la Jamaïque. Abasourdi par tant d’ingratitude populaire, Yolette prépara à la hâte ses affaires, boucla les valises et monta dans la limousine officielle en direction de l’aéroport. Avant de quitter la maison, elle demanda au chauffeur de s’arrêter juste un instant, c’était afin de donner ses dernières instructions aux membres du personnel domestique réunis sur le perron et qui pleuraient à chaudes larmes. «Arrosez les plantes! Prenez bien soin des chiens! leur cria-t-elle, je reviens bientôt, Je reviens! Je reviens!» Moins d’une heure plus tard, elle montait à bord d’un avion haïtien piloté par Eberle Guilbaud en direction de la Jamaïque et ne reviendra jamais au pays.

Dans Le Nouvelliste du lendemain, le même journaliste sans doute qui la couvrait naguère de dithyrambes hypocrites sur ses qualités de compassion et son insondable altruisme, trouva qu’au moment de l’embarquement, Madame Magloire «était devenue plus petite». Dans le même appareil se retrouvaient les membres de la «petite junte», Péan, Perpignan, Lataillade, les conseillers les plus influents du général Magloire; ses neveux, les sous-lieutenants Maurice Prophète et Raymond Montreuil qui préféraient quitter le pays en compagnie de la famille présidentielle.

Magloire ne séjourna pas longtemps à la Jamaïque qu’il laissa au bout d’une semaine ou deux pour se rendre à Paris. Près d’un an plus tard, il atterrissait à New-York bien décidé à s’installer dans le Queens où il vécut le reste de son exil. Loin des feux de la gloire et de la notoriété, Yolette, qui avait reçu l’insigne honneur de voir un timbre-poste haïtien frappé à son effigie, allait apprendre à vivre dans l’anonymat d’une grande métropole, et puis, surtout, à méditer sur la vanité des honneurs et les inconstances de la fortune. Au début des années 1960, elle commença à ressentir les premiers symptômes de la maladie de Parkinson qui allait lui faire souffrir mort et martyre pour le reste de son existence. Le 13 juin 1981, dans la soixante-troisième année de son âge, entourée de l’affection des siens, Yolette décédait à New-York. Elle avait enduré vingt-cinq années d’exil dans le silence et la résignation et s’était sans doute fait à l’idée qu’elle finirait ses jours en terre étrangère, que jamais plus elle ne reverrait le pays natal.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185 / (450) 444-7185

*Cécile est morte du tétanos dans une clinique médicale de Port-au-Prince en 1951. “Cilotte“ pour les intimes, elle laissait dans le deuil son mari, Tony Piquion, et les sept enfants du couple. Tony est mort abattu par Adherbal Lhérisson, le 7 février 1965, au Rumba Night-Club. (Voir l’article Bal tragique au Rumba Night-Club.)

Note de l'auteur :Extrait du livre : Les Grandes Dames paru aux éditions La Périchole en 2014.

Note de la rédaction : Bénéficiant d'une forte contribution de l'État, La Fondation Madame Paul E. Magloire disposait d'un budget d'environ cent mille dollars pour le simple exercice 1952-1953 afin de concrétiser ses multiples activités : distribution de vêtements et d'argent, création d'une garderie, d'un foyer-école, de cantines, d'un restaurant populaire, installation de quatre ouvroirs dans les villes de province pour les «femmes du peuple».

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