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Signé Cap-Haïtien

Alexandre Lerouge, député indépendant (Charles Dupuy)

Alexandre Lerouge était un journaliste, un politicien, un homme de bien. Lerouge était un authentique fils du peuple, un Mulâtre originaire de Quartier-Morin, village des environs du Cap-Haïtien, où s’était installé son père, Gabriel Lerouge, un ancien religieux français. Gabriel Lerouge qui s’était naturalisé haïtien après qu’il eut renoncé aux ordres, fonda une famille avec une fille du pays qui lui donna une nombreuse progéniture.

Pendant l’Occupation américaine, le très jeune Alexandre Lerouge assista au combat courageux et mouvementé que voulut livrer son père, Gabriel Lerouge, contre les envahisseurs de sa patrie d’adoption. Farouche avocat de la pensée critique, le père de Lerouge avait fondé le journal L’Étincelle, un modeste organe de presse avec lequel il se jeta avec une ardeur exaltée dans la lutte pour la défense du peuple opprimé.

Alexandre Lerouge hérita de son père la foi en l’idéal nationaliste et une passion pour les justes causes. Lerouge débuta en politique à la chute de Lescot en 1946. Partisan convaincu du président Estimé, il se trouvait parmi les activistes qui, en décembre 1950, conduisaient le peuple du Bel-air vers les Locaux du Sénat qu’il pilla de fond en comble. Rappelons que les sénateurs refusaient d’entériner les modifications constitutionnelles qui auraient procuré à Estimé le mandat supplémentaire qu’il réclamait. Le saccage du Sénat précipita les événements et entraîna le renversement d’Estimé par le colonel Paul Magloire.

Magloire et Lerouge venaient incidemment du même patelin. En effet, les deux hommes étaient et l’un et l’autre de Quartier-Morin, mais, pendant toute la présidence du premier, le second allait connaître la prison et les mauvais traitements. Dans son exil, Magloire se défendra bien d’avoir jamais voulu persécuter Lerouge, lequel aurait été, et cela à son insu, la malheureuse victime de Luc E. Fouché, son ministre de l’Intérieur, un politicien rancunier qui portrait sans doute de vieilles et obscures animosités contre Lerouge.

Après la chute de Magloire, Alexandre Lerouge, s’engagea aux côtés du sénateur Louis Déjoie dont il appréciait le programme électoral qui proposait «la politique de la terre, la seule, la vraie». Tout en défendant la cause de son candidat, Lerouge, «le bombardier du Nord», lançait à la radio des diatribes remplies de ressentiments contre Paul E. Magloire, le président déchu, dont il réclamait la saisie des biens en rétorsion légitime des «quatrorze bastonnades en règle» qu’il disait avoir subi dans ses geoles. Rien de moins.

Les discours radiophoniques de Lerouge, toujours pétillants d’humour et d’ironie, procuraient le plus vif plaisir à ses auditeurs qui se régalaient de sa verve polémique intarissable. Ainsi, lorsqu’il apprit avec consternation que Duvalier était entré au Quartier-Morin en donnant le bras au sénateur Jacques Magloire, le frère de l’ex-président, Lerouge l’apostropha vertement. «Candidat Divalier, déclara-t-il, j’ai quelques questions à vous poser! Première question! On vous a vu à la table des Magloire, mangeant et buvant avec eux, est-ce que votre appétit glouton l’aurait emporté sur l’instinct de conservation?»

Pendant la campagne de 1957, Lerouge, en sa qualité de représentant du sénateur Déjoie dans le Nord, aura vécu les plus rocambolesques aventures. Par exemple, il se plaisait à raconter comment il fut nuitamment réveillé chez lui, au Cap, par un homme qui se disait chargé de mission des services secrets dominicains. Cet espion de Trujillo, qui s’était du reste travesti en femme, lui demanda de le conduire d’urgence auprès de Déjoie. Lerouge sauta dans un taxi qui, au milieu de la matinée, déposait les deux hommes à Port-au-Prince, devant la résidence du sénateur. Une fois averti de la visite, Déjoie fit rapidement introduire Lerouge et le messager dans son bureau. L’émissaire dominicain tenta aussitôt de faire comprendre à Déjoie que sa communication était de nature hautement confidentielle et qu’ainsi donc, la présence de Lerouge était… indésirable. Déjoie lui coupa vivement la parole avec ces mots: «Je n’ai pas de secret pour Alexandre Lerouge!» C’est alors sans réticence que l’agent de Trujillo lui délivra le fameux message dont voici la teneur. Trujillo, qui envoyait ses meilleures salutations au candidat Déjoie, voulait savoir de quelle façon il pourrait l’aider à parvenir à la présidence d’Haïti. Lerouge affirme avoir vu Déjoie se lever d’un bond de son fauteuil pour s’exclamer avec indignation et grandiloquence: «Allez dire au dictateur Trujillo qu’entre lui et moi il y a le fleuve de sang de ces trente-cinq mille paysans haïtiens qu’il a lâchement fait massacrer en 1937, et que jamais, au grand jamais, Déjoie ne se fera le complice de l’assassin de ses frères!» Une sortie mélodramatique qui mit abruptement fin à l’entretien. Cette scène historique dont il fut le témoin privilégié, renforça Lerouge dans l’admiration qu’il portait au sénateur Déjoie, tout en lui confirmant, hélas, que cet homme plein de grandeur et de noblesse d’âme manquait cependant trop cruellement d’opportunisme politique pour réaliser ses ambitions et parvenir à ses fins.

Vers la fin de la campagne de 1957, Lerouge comprit que les événements favorisaient si bien le docteur Duvalier que ce dernier allait fatalement sortir vainqueur de la confrontation électorale: «Je connais personnellement le docteur Duvalier, déclara-t-il, nous avons défendu Estimé ensemble, c’est un estimiste comme moi, mais j’ai refusé d’entrer dans son camp lorsque j’ai constaté, avec désolation, qu’Il avait dans son entourage des politiciens comme un Jean David! un Jean Bélizaire! un Boileau Méhu!»

Pendant le long règne de François Duvalier, Lerouge préféra mener la vie la plus discrète et la plus rangée possible. Tout se précipita en 1978, au plus chaud de la lutte pour les droits de l’Homme en Haïti. Jugeant le moment opportun de rompre le silence, Lerouge fut le seul citoyen à renoncer à l’anonymat pour aller dénoncer de vibrante manière les politiques oppressives du gouvernement duvaliériste devant les enquêteurs de la commission interaméricaine des droits. Quelques mois plus tard, quand Lerouge déclara sa candidature à la députation du Cap, ses meilleurs amis considérèrent son geste comme un coup de tête symbolique, alors que ses ennemis y voyaient une démarche excentrique, de la démence politicienne, une pure folie qui, de toutes les façons, n’aboutirait à rien.

C’était compter sans la ténacité de Lerouge dont la force d’âme, les traits de courage et la détermination lui rallièrent rapidement la sympathie des jeunes de la ville. Dès ce moment, Lerouge, qui avait retrouvé ses talents d’orateur, va électriser les masses, les transporter par son verbe chaud, les gagner entièrement à sa cause. C’est ainsi qu’à quelques jours des élections législatives de 1979, ce qui était considéré comme un pari insensé devenait une quasi-certitude, Alexandre Lerouge, le candidat indépendant, l’ancien déjoïste, allait inévitablement entrer à la Chambre des députés. Comme la presse haïtienne et étrangère commençaient à s’intéresser à l’événement, Port-au-Prince comprit l’importance de l’enjeu et voulut réagir en dépêchant d’urgence pour combattre Lerouge, nul autre que le sous-secrétaire d’État à l’Information, le sieur Claude Vixamar, un enseignant de carrière, un ancien préfet du Cap. Vixamar était un discoureur au verbe fleuri qui voulut une nouvelle fois se faire le parégyriste du duvaliérisme intégral, du noirisme. Mais le peuple ne voulait plus entendre la propagande éculée qu’il venait leur servir, il préférait manifestement les harangues enflammées de Lerouge, la franchise, la droiture de l’homme ainsi que les tranchantes accusations de corruption qu’il portrait vaillamment contre le régime des Duvalier. Le dimanche 11 février 1979, dans la ville patrouillée par les diplomates et les correspondants de la presse internationale, les Capois, par un vote massif, élisaient Alexandre Lerouge à la députation.

La première fois que Lerouge alla dénoncer la corruption duvaliériste au parlement haïtien, les assistants cédèrent si bien à la panique que la salle se vida de moitié. Lerouge devint rapidement l’homme à abattre pour le gouvernement qu’il menaçait par ses attaques incessantes. C’est ainsi qu’une fois le député Lerouge fut réclamé au Palais par le président de la République qui disait vouloir le rencontrer afin de discuter de certaines questions politiques délicates. Quand Lerouge fut introduit auprès du président, ce dernier se trouvait en compagnie de sa femme, Michèle Bennett. Celle-ci, Lerouge le savait, avait la singulière et vilaine habitude de se lever au beau milieu de ces entretiens qu’elle avait elle-même exigés d’ailleurs, afin de tancer le visiteur, le chapitrer, l’invectiver et finalement lui servir une retentissante gifle qui mettait fin à la conversation. Dès que Michèle se dressa pour marcher vers Lerouge en lui crachant des grossièretés, ce dernier se tourna vers Jean-Claude et lui cria: «Président! Je vous préviens, sur mon honneur, si votre femme fait un pas de plus et ose me frapper, je ne manquerai pas de répondre à ses coups, et vous serez alors obligé me faire assassiner et de montrer mon cadavre au peuple haïtien!» Jean-Claude, mesurant tout d’un coup les conséquences politiques incontrôlable que pourrait prendre cette fois le petit manège de sa femme, se précipita pour la calmer et la faire se tenir tranquille. Lerouge présenta alors ses profonds respects au couple présidentiel confondu d’étonnement et parvint à sortir indemne du Palais national.

Le 13 août 1980, Lerouge interpellait le ministre des Affaires sociales et celui des Affaires étrangères. La séance promettait d’être mouvementée puisque le député voulait entendre de la bouche même de ces messieurs ce qu’il advenait des sommes remis à l’État haïtien pour l’embauche des travailleurs saisonniers en République dominicaine. Comme il semblait évident que ces fonds étaient détournés en haut lieu, il fallut tout le savoir-faire du président de l’Assemblée, M. Jaurès Lévesque, pour que les débats ne se transforment pas en véritable séance de mise en accusation. L’année suivante, c’était au tour du ministre de l’Agriculture d’être convoqué par Lerouge qui lui pose alors toute une batterie de questions aussi épineuses que délicates sur la gestion de ses dossiers. Cette fois, ce sont les députés, les propres collègues de Lerouge, qui se précipitent au secours du ministre en recourant à cette tactique vicieuse consistant à applaudir à tout rompre chacune de ses réponses, même les plus inconsistantes, les plus stupides et les plus saugrenues qu’il aura formulées.

Pour se venger de celui qui s’était exposé à de si grands périls pour défendre ses convictions, les duvaliéristes s’attaqueront à son intégrité morale, utiliseront contre lui les plus basses calomnies, diffameront Lerouge en prétendant qu’ils avaient acheté son silence en lui procurant… une auto. Des allégations fausses et mensongères! Sans jamais démériter et jusqu’à la fin, Alexandre Lerouge attaquera avec la plus extrême vigueur les crimes économiques de la dictature duvaliériste, se comportera avec le même courage, la même résolution qui avait fait l’admiration de ses électeurs. Devenu aveugle et affaibli par la maladie, Lerouge qui avait professé toute sa vie le mépris de la rapine, de la prévarication et des politiciens véreux, s’est éteint à Port-au-Prince dans l’indifférence générale. Alexandre Lerouge est mort comme il a vécu, c’est-à-dire pauvre, mais enveloppé de son honneur et de sa dignité.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185 / (450) 444-7185
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