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Signé Cap-Haïtien

Le tragique destin de Fédé Noël (Charles Dupuy)

Quand ti moun fronté mander gombo chaud, ou baille li nan plate à main. ( Proverbe antillais)

Fils du sénateur Joseph Raphaël Noël, Frédéric Noël était un descendant du général de brigade Benjamin Noël, un frère de Marie-Louise Coidavid, l’épouse d’Henry Christophe, la reine d’Haïti. Né au tournant du siècle au Cap-Haïtien, il appartenait à la cinquième génération d’Haïtiens, celle dont l’entrée dans les affaires allait coïncider avec le mouvement de 46. Encouragé par les brillants résultats scolaires de son fils, le sénateur, lui-même un enseignant de carrière, l’envoya poursuivre ses études supérieures en Europe. Ses diplômes obtenus, Frédéric ne montra aucune hâte à revenir au pays. Inquiets, ses parents profitèrent du passage en France d’un de ses meilleurs compagnons, le fils du sénateur Zéphirin, Henriot, pour le convaincre à renoncer à la vie de bohème et à rentrer en Haïti. Quelques mois plus tard, à la grande joie de tous, les deux compères regagnaient joyeusement le bercail.

Esprit indépendant et pourvu d’un charme désarmant, c’était un homme aux vertus désintéressées dont la bienveillance jointe à une sorte de générosité naturelle allaient lui conquérir une popularité sans mesure chez les classes populaires. Par exemple, il n’était pas rare de le voir enlever sa veste pour aider les familles démunies à porter les cercueils de leurs parents décédés au cimetière. Cette touchante abnégation devant la détresse humaine lui vaudra l’admiration affectueuse des gens du peuple qui se dirigeront tout spontanément vers lui afin de profiter de ses largesses. Très vite, la renommée du prodigue et débonnaire Fédé sera si solidement établie dans les quartiers populaires que certains politiciens professionnels l’observaient avec une pointe d’envie et d’inquiétude.

Au Cap, où il comptait s’établir, l’ingénieur Frédéric Noël commença par mener une vie de farniente passablement dissipée. Homme de grande culture et d’une intelligence supérieure, c’était aussi un bon vivant, un noceur qui aimait s’entourer de joyeux compagnons, se délectait dans la société d’une jeunesse idéaliste, jouisseuse et dissipée. Dépourvu de toute ambition de carrière, il n’occupa que très brièvement le poste d’ingénieur départemental dont il démissionna sans regrets afin de retrouver son autonomie et sa liberté de mouvement. Selon certaines rumeurs toutefois, la vraie cause de son départ découlerait d’une discussion très animée qui se serait déroulée au Palais, dans le bureau du président Estimé et au cours de laquelle Fédé aurait souligné ses arguments en tapant de l’index sur la table de travail du chef d’État. Ce dernier n’aurait pas apprécié pareille désinvolture et, pour ce motif, lui aurait réclamé sa démission. Quoi qu’il en soit, Fédé Noël vivait affranchi de toute servitude matérielle, n’éprouvait pas l’appétit des honneurs et, parfaitement insouciant de la réussite sociale, il dédaignait la chasse aux emplois, à la gloriole ou à l’argent.

Quand, en 1947, Jacques Magloire, un frère de Paul Magloire, passa de la Chambre des députés au Sénat, il laissa inoccupé le siège de la première circonscription du Cap-Haïtien. Pour combler la vacance, le pouvoir désigna son candidat officiel en la personne de René Balmir, un bien honnête pharmacien mais totalement dénué d’expérience politique et dépourvu de toute base sociale. Au même moment, cédant aux instances de ses amis et partisans, Fédé se jetait dans la bataille, se portait candidat à la députation de la ville. Pour lui, cette déclaration avait un caractère d’obligation morale envers le peuple. C’était aussi, hélas, un geste de défi envers les autorités dont il contrecarrait les plans et qui prirent son initiative comme un outrage au gouvernement en place. Adulé par les masses, le charismatique Fédé jouissait d’une telle popularité que son succès électoral était inévitable, s’annonçait même écrasante et décisive. Pourtant, les choses allaient se révéler un peu plus compliquées qu’il ne paraissait à première vue. En effet, à entendre le colonel Astrel Roland, un acteur et proche témoin des événements, si Fédé Noël, “le prince du Nord“ pour ses nombreux amis, recueillait la sympathie admirative de la population, «les autorités du Cap-Haïtien, tout particulièrement le préfet, précise-t-il, reçurent les instructions en vue d’assurer la nomination de Balmir». (Le Naufrage d’une nation, 1984, p.303)

Fédé Noël jouait les trouble-fêtes et se retrouvait forcément dans le camp de l’opposition. Au fait, Fédé considérait Estimé comme un pur démagogue qui manipulait les masses à des fins idéologiques et partisanes. Toujours selon le colonel Roland, Fédé commit l’imprudence, «alors qu’Estimé déclenchait la lutte absurde du préjugé de couleur, de dire que “c’est une campagne ridicule et criminelle puisque noirs et mulâtres sont également Haïtiens, et qu’ils doivent se grouper sous l’égide du drapeau national afin de travailler dans une parfaite union, au relèvement du pays.” Estimé ne pardonna pas ces propos à Noël qui n’était pas plus clair d’épiderme que Balmir». (idem, p.304)

Il faut savoir qu’au Cap-Haïtien les convulsions sociales et affrontements de couleurs qui venaient de secouer Port-au-Prince dans la foulée des événements de 1946 ne suscitaient, pour ainsi dire, aucune résonance particulière. Bien au contraire, les couches populaires de la ville avaient ardemment appuyé la candidature du mulâtre Henri Laraque, alias Tom, à la présidence de la République, et elles considéraient encore Dumarsais Estimé comme un usurpateur. Rappelons seulement que vingt-quatre émeutiers capois avaient été abattus par la police après l’échec électoral de Tom Laraque au sénat, incident sanglant qui avait plongé la ville dans l’horreur et obligé la junte militaire à décréter la loi martiale.

En attendant, la réussite aux urnes de Fédé qui disposait de la faveur inconditionnelle de l’électorat ne faisait aucun doute dans les esprits, les pronostics lui donnaient une avance substantielle sur son adversaire et sa victoire se présentait comme un fait acquis, une formalité sans surprise. «À peine les inscriptions avaient-elles commencé, rapporte le colonel Roland, que le président Estimé fit inviter Noël à passer le voir au Palais national. Il le reçut avec une apparente cordialité et lui fit cadeau de quatre cents dollars pour lui permettre, lui dit-il, de faire les frais de sa campagne. [...] Estimé ne laissa même pas le temps au jeune homme d’utiliser la valeur qu’il lui avait offerte et le fit assassiner à l’hôtel du Champ-de-Mars quelques heures après leur rencontre au Palais national.» (idem, p.304)

En effet, le lendemain même de son entrevue avec Estimé, on retrouva le cadavre de Fédé Noël sur la pelouse de l’Hôtel du Champ-de-Mars, juste sous le balcon de sa chambre située au premier étage de l’immeuble. Tout semblait confirmer l’hypothèse selon laquelle des criminels l’avaient battu à mort avant de le défenestrer, mais les autorités soutenaient plutôt qu’il se serait suicidé en se jetant du balcon de sa chambre d’hôtel et classèrent l’affaire sans suite. Une autre théorie voulait encore qu’il se fut jeté dans la cour de l’hôtel, mais cela, de manière tout à fait accidentelle. De toute façon, l’opinion favorisa la thèse de l’assassinat maquillé en suicide. (Signalons ici que le voisin de chambre de Fédé, Luc Stephen, alors député du Limbé, affirmera avoir entendu des bruits de lutte de l’autre côté de la cloison ce qui viendra contredire la version officielle en plus de confirmer les graves soupçons d’assassinat qu’entretenait le public.)

La mort violente de Fédé provoqua l’indignation générale de la population du Cap qui, dans son émoi, ne vit dans ce drame que le résultat d’une machination criminelle. Les Capois accusèrent les sicaires du gouvernement d’avoir liquidé ce jeune candidat si pur, si vibrant, si plein d’énergie et de magnétisme personnel, parce qu’ils craignaient sa belle montée en prestige, son ardeur communicative, la flambée de popularité imprévue qu’il avait provoquée et surtout, la menace politique qu’il représentait.

Assumant tous les frais de l’enterrement, le président de la République expédia son cercueil scellé dans un corbillard qui partit de Port-au-Prince à toute vitesse pour déboucher sur la place d’Armes du Cap, au moment même où allait débuter les cérémonies funéraires. Les Capois, massés devant la cathédrale et décidés à faire de son enterrement une apothéose, accueillirent Fédé avec une explosion de douleur indescriptible. Une vingtaine de milliers de personnes s’étaient rassemblées pour, d’une seule voix, pousser une immense clameur de protestation, exprimer leur affliction, leur chagrin et leur désarroi après la mort tragique de leur favori qui venait d’être fauché en pleine jeunesse.

Si la mort de Fédé Noël souleva l’émotion populaire, son enterrement devint l’occasion pour le peuple de monter une grande manifestation muette contre ses assassins supposés. Les masses, dans un élan spontané et sans équivoque, s’emparèrent des cérémonies et réussirent à transformer les obsèques de Fédé Noël en événement politique. L’immense cortège que forma la population au moment de la procession funéraire du disparu servit tout autant d’hommage au jeune candidat que de désaveu public aux autorités.

La disparition de Fédé Noël est entourée d’un épais mystère que les historiens s’exercent encore à pénétrer. Si le secret subsiste toujours c’est que personne ne sera parvenu à percer de façon probante cette énigme insoluble. Pour les uns il ne fait aucun doute que le pouvoir entendait se délester d’un politicien indépendant capable de subvertir l’ordre établi, tandis que les autres favorisent l’hypothèse du suicide ou du banal accident. Nous voilà donc condamnés à ignorer à tout jamais le fin mot de cette ténébreuse affaire.

Décembre 2018 - Auteur: Charles Dupuy - (450) 444-7185 | (514) 862-7185

Note de l'auteur : Le voisin de chambre de Fédé, Luc Stephen, alors député du Limbé, affirmera avoir entendu des bruits de lutte de l’autre côté de la cloison ce qui viendra contredire la version officielle en plus de confirmer les soupçons d’assassinat qu’entretenait le public. Avocat, journaliste, enseignant, Luc Stephen avait été élu député en 1946 et entrera au sénat en 1957. En septembre 1959, il se réfugiait à l’ambassade du Mexique. Révoqué par arrêté en octobre 1959, il quitta le pays en janvier 1960. Déchu de sa nationalité en 1963, il reviendra de son exil le 24 mars 1986. Luc Stephen est mort à Port-au-Prince, le 17 décembre 1996. Il avait 81 ans.

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