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Signé Cap-Haïtien

La carrière politique de Joseph D. Charles (Charles Dupuy)

Dans Ô Jérusalem, leur ouvrage best-seller, Dominique Lapierre et Larry Collins racontent comment, le 29 novembre 1947, les représentants des cinquante-six pays membres de la nouvelle Organisation des Nations Unies allaient, à Flushing Meadows, en banlieue de New-York, décider de l’existence de l’État d’Israël. Pendant le répit de la fête de l’Action de Grâce, nous disent-ils, «quatre nations hostiles au Partage –la Grèce, Haïti, le Libéria et les Philippines- allaient être soumises à un incroyable déferlement de pressions et même de menaces.» (p.26) Plus loin, les auteurs nous apprennent que dans Harlem, les agents sionistes n’hésitaient pas à traquer le représentant d’Haïti, lequel, nous le savons, sera le dernier des délégués présents à voter en faveur de la création d’un État juif. L’ambassadeur haïtien dont il est question et qui, par son vote crucial, décida de l’existence de l’État hébreu, s’appelait Joseph D. Charles. (En dépit des dénégations indignées de Joseph D. Charles à la tribune de l’ONU, les pays arabes prétendront toujours fermement détenir les preuves irréfutables que les financiers juifs établis à New-York avaient acheté le vote d’Haïti en versant des fonds importants aux officiels de Port-au-Prince.)

Né au Limbé le 15 septembre 1907, Joseph D. Charles appartenait à la nouvelle génération de politiciens haïtiens qui devaient prendre le pays en main immédiatement après les événements de 1946. Joseph D. Charles était issu d’une famille de vieille souche nordiste jouissant de la considération générale dans le département. Après ses études primaires chez les Frères de l’Instruction chrétienne du Cap-Haïtien, il fréquenta le Collège Notre-Dame où il se fit favorablement remarquer par sa ferme discipline et son extraordinaire aptitude d’apprentissage. Pendant cette période de formation, le jeune Charles vécut comme pensionnaire chez Salomon Colas, un instituteur très digne et très respecté dont la réputation de rectitude demeure encore proverbiale. Tout de suite après le baccalauréat, le père de Joseph D. Charles, Dorcius Charles, l’envoya vivre quelque temps dans la capitale jamaïcaine, Kingston, afin de perfectionner ses connaissances en anglais. À son retour, ce jeune homme bâti comme un colosse mais d’un caractère paisible et doux, fut engagé par le directeur du Collège Notre-Dame, le père Siguey de la Goupillère, comme professeur d’anglais.

C’est sous la présidence de Sténio Vincent que Joseph D. Charles entama sa carrière politique et s’éleva rapidement dans les honneurs. Nommé d’abord substitut du commissaire du gouvernement au Parquet du Cap, Vincent devait en faire, trois mois plus tard, le plus jeune ministre de son cabinet. Juge au tribunal civil, il mit abruptement fin à sa carrière dans la magistrature pour entrer à la Chambre des députés comme représentant de sa ville natale. Il publia alors les Graines aux Vents un recueil de poèmes classiques contenant ses impressions de voyage. À l’époque, les députés n’étaient payés que durant les sessions parlementaires, le reste du temps, ils étaient bien obligés, pour vivre, de retourner à leurs activités professionnelles, le plus souvent à l’agriculture. Il n’était donc pas rare de voir le député Joseph D. Charles à cheval, visitant ses mandants où parcourant ses champs sur son habitation de Simonette, dans les environs du Bas-Limbé. C’est d’ailleurs là que le retrouva l’émissaire du nouveau président de la République, chargé de lui annoncer que Dumarsais Estimé voulait le nommer ambassadeur d’Haïti à Washington.

Parmi les diplomates affectés à l’ambassade de Washington, se trouvait le fameux colonel Astrel Roland, lequel se considérait comme exilé par Estimé qui l’avait envoyé là en qualité d’attaché militaire. Voici la description qu’il nous donne de l’ambassade: «Le bureau de l’Ambassadeur, à droite, est somptueusement décoré. À gauche, c’est la grande salle de réception orné d’un magnifique tableau représentant Toussaint Louverture lisant une proclamation. Juste en face de cette œuvre d’un artiste cubain […] on sourit d’une photographie en couleur du président Dumarsais Estimé au teint clair. On arrive, alors, à un petit coin coquettement orné de jolis meubles d’un genre d’un genre assez original, d’un piano, d’un tableau du Roi Christophe en face duquel on s’étonne de reconnaître une grande photo de l’Ambassadeur Joseph D. Charles sous l’aspect d’un griffe aux lèvres roses.» (Le naufrage d’une nation, p.335) Roland s’en donne à cœur joie dans le persiflage et se moque allègrement du président Estimé comme de l’ambassadeur Charles pour lesquels il n’entretient aucune espèce de sympathie. Ce qu’il ne nous dit pas ou ce qu’il ignore peut-être, c’est que Joseph D. Charles fut le premier représentant d’Haïti dans la capitale américaine à avoir la peau noire. (C’est du moins ce que soutenait la propagande estimiste à l’époque. En réalité le premier ambassadeur haïtien de couleur noire à Washington s’appelait Horace Pauléus Sannon, il avait été nommé à ce poste par le président Antoine Simon, c’était en 1910.) Avant lui, par une sorte de d’entente tacite entre les deux gouvernements, les ambassadeurs haïtiens étaient, comme Jacques Nicolas Léger, Hannibal Price, Stephen Preston, Alexandre Tate, Solon Ménos ou Élie Lescot, des mulâtres ou des griffes, motif pris de ce que les États-Unis auraient considéré comme un exemple pernicieux pour ses citoyens de race africaine la présence d’un diplomate à la peau sombre pontifiant dans leur capitale. (Signalons en passant que Stephen Preston et Jacques Nicolas Léger sont restés plus de vingt ans en poste à Washington, une longévité qui les a conduits à devenir, et l’un et l’autre, le doyen du corps diplomatique dans la capitale américaine.) Pendant tout le XIXème siècle alors que l’ambassadeur haïtien en poste à Washington était de préférence un diplomate «colored», Washington de son côté envoyait à Port-au-Prince des Noirs américains pour lesquels la prestigieuse fonction d’ambassadeur représentait le couronnement d’une fructueuse carrière de journaliste, de professeur ou bien encore de militant des droits civiques.

Dans l’opinion du colonel Roland, l’ambassadeur Joseph D. Charles profitait des avantages considérables que lui procurait son patron, Dumarsais Estimé, lequel lui promettait rien de moins que sa succession à la présidence d’Haïti. Si nous pouvons douter qu’Estimé ait fait une telle promesse à l’ambassadeur, il est indéniable que beaucoup d’observateurs regardaient alors Joseph D. Charles comme un politicien présidentiable, comme un éventuel prétendant au trône.

En 1949, Joseph D. Charles était élu vice-président de l’OÉA par dix-neuf des vingt et un représentants que comptait alors cette organisation. Une organisation qu’il dirigea pendant près d’un an puisque le président en titre décéda peu après. L’homme se révéla plus que jamais brillant orateur et habile diplomate. On prétendait même que le président américain Harry S. Truman, fortement impressionné après une conversation à bâtons rompus avec le représentant haïtien, soutenait devant ses proches que l’ambassadeur Charles avait toutes les capacités pour représenter dignement les États-Unis d’Amérique dans n’importe quelle capitale du monde.

À la chute d’Estimé, Joseph D. Charles retourne enseigner à l’École libre de droit du Cap. Redoubtable procédurier, il reprend aussi sa toge pour plaider contre les avocats de grand prestige du barreau de la ville comme les Pierre Gonzalès ou Théodore Nicoleau. En 1952, c’est sans surprise que le président Paul Magloire lui confiait le portefeuille de l’Éducation nationale. L’auteur des Graines aux vents qui dirigera le ministère des Travaux publics et, plus tard, celui des Relations extérieures et des Cultes sera bientôt pressenti comme un des successeurs probables du général Magloire, mais Clément Jumelle le prend de vitesse, déclare sa candidature à la présidence et réclame l’appui de ses collègues du Cabinet. Joseph D. Charles se montrera favorable à la cause de Jumelle, mais pendant toute la tumultueuse campagne de 1957, il préféra observer un silence prudent et n’afficha jamais ses préférences.

À l’arrivée de Duvalier à la présidence, Joseph D. Charles se fit discret et prit ses distances avec la vie publique. Il mena dès lors une vie recluse, entièrement consacrée à sa famille, ne prenant le volant de sa Chevrolet que pour se rendre à Simonette. Alors qu’il se considérait comme un politicien à la retraite, Duvalier le percevait comme un opposant, un ennemi politique en puissance dont il fallait se méfier. Lors de la grève des étudiants de 1960, le nom de Joseph D. Charles refit surface de manière tapageuse dans les tracts qur distribuaient les agents provocateurs du régime. Dès lors, les tontons-macoutes se mirent à harceler l’ambassadeur qu’ils n’hésitaient pas à persécuter jusque dans son intimité.

La santé de Joseph D. Charles commença bientôt à inspirer des inquiétudes et se détériora même si gravement qu’il dut se rendre à Port-au-Prince afin de consulter les spécialistes. Duvalier percut son arrivée dans la capitale comme une menace contre son pouvoir et les défenseurs du régime voulurent aussitôt le liquider. C’est ainsi que Joseph D. Charles connut les rigueurs de Fort-Dimanche où les séides de la dictature duvaliériste l’auraient probablement assassiné, n’était-ce l’opportune et, il faut le dire, courageuse intervention de Gérard de Catalogne. Ce dernier qui était à l’époque le conseiller privé de Duvalier, obtint que Joseph D. Charles fut libéré et gardé en résidence surveillée jusqu’à son retour au Cap. C’est à l’hôpital Justinien qu’il fut opéré par le docteur Claude Nazon. En dépit de tous les soins, le malade multiplia les complications postopératoires et mourut le jour même de son anniversaire. Il avait cinquante-neuf ans.

Les amis du défunt assistèrent en foule compacte aux cérémonies funéraires à la cathédrale du Cap. Quelques heures plus tard, au milieu des siens, Joseph D. Charles était affectueusement inhumé dans la riche terre de Limbé. Ce fut l’occasion pour le docteur Charles Leconte, alors directeur de l’École libre de droit, de faire l’éloge du plus jeune ministre de Vincent, de l’ambassadeur d’Haïti à Washington et à Mexico, du président pro tempore de l’OÉA, du président de la délégation d’Haïti aux Nations unies et à la conférence de Bogota. Les mots délicatement tournés du docteur Leconte sur la tombe de Joseph D. Charles lui vaudront d’ailleurs une intimidante convocation au bureau de la police, le jour même, dès son retour au Cap. La dictature n’appréciait pas l’impressionnante manifestation de sympathie du public à l’endroit de l’ambassadeur Charles dont elle regardait les funérailles comme une sorte de rassemblement anti-duvaliériste, un véritable défi au gouvernement. En dépit des menaces et des représailles, ses compatriotes tenaient à rendre hommage à l’ambassadeur, à condamner les mauvais traitements qu’on lui avait infligés et qui ont très certainement précipité sa perte. Duvalier persécutait ses opposants dans la mort, et Joseph D. Charles n’aura pas échappé à ce sort funeste.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com (450) 444-7185 / (514) 862-7185
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