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Musique

Un arbre musicien dans l'Éternité (Louis Carl Saint-Jean)

Il y a à peine un an, le 11 octobre 2020, le flûtiste compositeur et chef d’orchestre Julio Racine venait de quitter ce monde. Pour souligner cet événement, nous publions cet hommage qui lui est rendu (Tet Ansanm pou Okap)

Depuis ma tendre enfance, j’ai toujours voué un respect sacro-saint aux arbres. Le fait que notre liberté, héroïquement acquise le 18 novembre 1803 à Vertières, soit symbolisée par une plante, un palmier, a renforcé en moi l’intensité de ce sentiment naturel. La réalité est que les végétaux, quels qu’ils soient, entretiennent la vie. Et je pense que la majorité d’entre nous ont été placés sous ce joug combien agréable. C’est que, selon notre tradition négro-africaine, quand tombe un arbre, c’est un peu de l’âme de notre sol qui s’effrite.

Il m’est arrivé une fois, au cours de ma prime jeunesse, de voir tomber un arbre géant. Il s’était majestueusement dressé non loin de chez moi, au coin des rues de l’Enterrement et du Champ-de-Mars, à Port-au-Prince. Les amis du quartier se plaisaient à son ombre. L’on s’y mettait pour parler de tout et de rien. Tantôt c’était pour commenter l’actualité politique du jour, tantôt encore pour louer les talents de nos footballeurs, de nos poètes, de nos musiciens ou les prodiges accomplis par d’autres compatriotes. Ah ! Ce vent indélicat qui, cet après-midi-là, a arraché cet arbre à notre affection fut l’objet de mille et une malédictions de chacun de nous.

Aussi dure que fut cette épreuve, nous n’y pouvions rien. Car, pour reprendre ce quatrain tiré de l’Hymne à la liberté d’Antoine Dupré, célèbre poète de l’École des Pionniers: « Par les lois de la nature / Tout naît, tout vit, tout périt / Le palmier perd sa verdure / Le citronnier perd son fruit. » Selon la sagesse infinie de Dieu, Haïti, en la personne de Julio Racine, vient de perdre un arbre géant, un « arbre musicien », pour reprendre le titre d’un des chefs-d’œuvre de l’immortel romancier haïtien Jacques Stephen Alexis. Comme cette perte quasi irréparable m’a abasourdi !

Julio Racine était un être exceptionnel. On dirait que, dès le sein maternel, comme il l’avait fait pour Jérémie et Paul, Dieu l’avait réservé pour remplir une mission spéciale. Pour rester sur terre, il semble que celle que la Providence lui avait assignée était la formation de musiciens d’élite et de scientifiques de renom. Ce qui est encore mieux, il a accompli ce rôle, cette tâche, ce devoir – mais, que dis-je, cette mission – avec délicatesse, grâce, passion, sérieux et désintéressement.

En effet, Julio Racine avait l’image du parfait éducateur. Il avait toujours pris un immense plaisir à partager ses vastes connaissances musicales et technologiques. Pédagogue dans l’âme, s’il vous enseignait un sujet quelconque, il s’assurait que tout fût bien assimilé avant de passer à un autre point. Et si d’aventure après avoir pris congé de vous, il se rend compte qu’il avait oublié un simple détail, il vous rappelait pour tout arranger. Il semblait même avoir adopté ce proverbe du Lord Chesterfield: « Tout ce qui vaut la peine d’être fait, vaut la peine d’être bien fait. » D’ailleurs, il aimait préconiser: « Vaut mieux ne pas faire quelque chose au lieu de le rabâcher. » Quelle sagesse!

Parler à cet éminent enseignant constituait un véritable délice. Il équivalait même à un cours magistral dispensé du haut de la chaire de l’amphithéâtre d’une université. Ses enseignements coulaient toujours comme l’eau d’une citerne, pour utiliser le vers du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor. Il parlait avec pondération et respect. L’arrogance n’avait pas d’emprise sur son caractère. Il donnait à son interlocuteur le temps pour s’exprimer. Et s’il devait apporter une correction à une affirmation quelconque, il le faisait avec un tel tact et une telle finesse qu’on se sentait à l’aise à le consulter sans peur et à cœur ouvert une prochaine fois. C’est, ni plus ni moins, le propre de l’homme éduqué. En ce sens, il a certainement sa place dans la galerie de nos anciens grands éducateurs tels que Louis Caïus Lhérisson, Argentine Bellegarde-Foureau, Maurice Dartigue, Victorine Latortue, Horatius Laventure, Esther Beaubrun Honorat, Gérard Mentor Laurent, Pradel Pompilus, Edner Saint Victor, Edèze Gousse, etc.

J

ulio Racine a largement contribué à la formation d’une pléiade de jeunes gens instruits et de musiciens talentueux. Comme lui, plusieurs d’entre eux sont devenus enseignants, chefs d’orchestre, compositeurs ou virtuoses de leurs instruments. Ils brillent tant chez nous qu’à l’étranger. Au hasard, j’énumère: Anthony Bélizaire, Nadine Perrault, Théophile Joseph, Guy Montès, Jeannette Cambronne, Pascal Jean-Pierre, Dickins Princivil, Richard Casimir, etc. D’un cœur reconnaissant, plusieurs d’entre eux lui ont égrené des chapelets d’éloges très émouvants.

Richard Casimir, ancien violoniste de l’Orchestre Philharmonique Sainte-Trinité (OPST), actuel professeur de violon et directeur de l’orchestre de l'École Sacré-Cœur de Pampelune, en Espagne, esthète sorti du moule du remarquable chef d’orchestre, a rendu hommage à celui-ci en ces termes: « Julio Racine était tant pour les autres musiciens de ma promotion que pour moi une source d’inspiration intarissable. Plus d’une fois, il nous disait que, en tant que musiciens, nous avions une mission spéciale à accomplir. J’en déduis aujourd’hui qu’il se référait à une mission à titre de croissance personnelle et d’éducation collective, tant au niveau conceptuel qu’au niveau spirituel. » (1)

Le Père David César est dans la même tonalité que son collègue. En effet, l’actuel directeur de l’OPST a été également très élogieux à l’endroit de son ancien professeur. Il m’a dit: « Maître Julio Racine est le plus grand éducateur que je n’aie jamais rencontré…Une minute passée en sa compagnie vous donnait l’occasion d’apprendre quelque chose de nouveau. »

L’homme était d’une urbanité exquise. On s’est parlé, lui et moi, pour la première fois le 18 avril 2007. Je l’avais alors appelé au téléphone, sur la recommandation du Dr Gérard Campfort, pour confirmer certaines informations sur un article que j’écrivais sur Hector Lominy, son prédécesseur et successeur à la tête de l’OPST, décédé deux jours auparavant. Il m’a répondu avec une bienveillance désarmante, digne d’un « vir bonus ». Conquis par sa sagesse et son bel esprit, j’ai vite fait de lui mon mentor. D’ailleurs, pour lui manifester mon plus profond respect, je l’appelais toujours « Maître Racine », bien que, guidé par son humilité, il me demandât toujours de l’appeler simplement par son prénom.

Quoiqu’on ne se soit jamais rencontré face à face, l’on s’est tissé, lui et moi, des liens qui se sont solidifiés encore davantage tous les jours. À moins d’un ennuyeux contretemps, on se téléphonait au moins une fois par semaine. Si l’on se penchait parfois sur certains faits sociaux ou d’autres événements politiques rarement honorables à notre nation, les conversations, toutefois, tournaient surtout autour de notre glorieuse histoire et de la musique en général, celle de notre pays en particulier. J’étais fasciné par la vaste connaissance de cet homme sur la musique haïtienne. Ce sujet, selon moi, n’avait presque aucun secret pour lui. Il pouvait en parler aisément et avec un égal bonheur de chaque catégorie: traditionnelle, classique, populaire, vodouesque, folklorique et j’en oublie.

Ce que j’ai surtout beaucoup aimé en maître Racine était sa grande modestie et son humilité naturelle. Il n’avait rien d’un « granpanpan » qui vantait ses talents à longueur de journée. Il fallait lui tirer des vers du nez pour qu’il parlât de ses propres prouesses. Et il en avait pourtant accomplies! De préférence, il prenait plaisir à compter celles de ses anciens élèves, de ses anciens musiciens, de ses amis, de ses cousins, de sa femme et de ses trois enfants qu’il aimait comme la prunelle de ses yeux. Franchement, de nos jours, on ne rencontre presque plus cette race d’hommes au cœur si noble.

L’ingénieur et guitariste Fritz Frédéric « Fito » Joassin, ami de longue date du défunt, a corroboré en ces termes : « Julio était d’une étonnante simplicité, en dépit de sa compétence incontestable. Haïti a perdu un grand homme, un magnifique musicien et un chef d’orchestre exceptionnel à l’envergure internationale. »

Ricot Mazarin, ancien chanteur des Diplomates de Pétionville, des Fantaisistes de Carrefour, du Volo Volo de Boston et d’autres ensembles, a ainsi rendu témoignage à son beau-frère : « La mort de Julio est une très grande perte pour le pays. Jusqu’au dernier moment de sa vie, bien qu’il ne jouissât pas d’une bonne santé, il avait continué à travailler pour l’avancement de la musique haïtienne. »

Le 6 octobre écoulé est la dernière fois que j’ai bénéficié de l’esprit de Maître Racine. Me sachant à la conclusion de mon article fleuve sur Guy Durosier, il m’avait alors appelé pour guider mon travail. Et comme ses sages conseils me furent utiles! Malheureusement, ce jour marquera également notre dernière conversation. Ironie du sort, il n’a pas eu non plus le temps de lire la dernière partie de ce texte qu’il m’avait vivement encouragé à publier depuis l’année dernière. Ah ! « L’homme propose, mais Dieu dispose ! »

Lorsque six jours plus tard, soit le lundi 12 octobre dernier, à 14 h 20, M. Léopold Joseph, le directeur d’Haïti-Observateur, m’a appelé pour m’annoncer la nouvelle de la mort de Julio Racine, j’ai fondu en larmes. J’ai passé au moins une bonne dizaine de minutes déboussolé. La raison en est que, à part de mon admiration sans borne pour cet homme, rien ne m’attriste davantage quand notre pays perd une fille ou un fis de valeur, surtout à un moment où notre société semble aller à vau-l’eau.

Après m’être finalement repris, pour confirmer la nouvelle, j’ai appelé chez lui deux fois de suite, mais personne n’a répondu. J’ai appelé sur son portable, mais sans succès. Le silence à travers les deux lignes ne m’a guère rassuré. Désorienté, je suis immédiatement entré en communication avec notre ami commun, l’ingénieur Fito Joassin pour lui demander s’il en était informé. Celui, jusqu’ici non informé, en était sidéré. Incrédule, il s’écria: « Non ! Cette nouvelle ne peut être vraie ! Julio ne peut pas mourir. Ce n’est pas possible! »

Et pourtant, ce que Fito Joassin, beaucoup d’autres et moi craignions était arrivé : l’insupportable nouvelle s’était révélée exacte. Pour des raisons que nous ignorons, Dieu, dans sa sagesse infinie, avait effectivement décidé de mettre fin aux 75 années du pèlerinage terrestre de son serviteur. En effet, le dimanche 11 octobre 2020, aux environs de treize heures, la faucheuse avait ravi à notre pays, en la personne de Julio Racine, un fils authentique, un éducateur émérite, un père de famille exemplaire et un patriote enflammé.

Jean Joseph Julio César Racine a vu le jour à Port-au-Prince le 4 février 1945. Son père, Jules César Racine, originaire de la Croix-des-Missions, fut avocat, juge de paix et ancien candidat malheureux aux élections sénatoriales de 1957. Sa mère, Léa Delva Racine, une Port-au-Princienne, sœur du Révérend Père Ulrick Delva et du Dr Hubert Delva, fut institutrice et la peinture, son violon d’Ingres. Celle-ci décédée en 1947 dans sa trentaine, le petit Julio, âgé à peine de 2 ans, son frère aîné Lys et ses sœurs Rose-Marie et Adeline sont confiés à leur grand-mère, Anagnès André Delva. Celle-ci, avec l’aide de ses deux garçons, R.P. Ulrick Delva et Dr Hubert Delva, éduqueront de manière soignée ses quatre petits-enfants et six de ses petits-neveux et nièces au 112 rue des Miracles.

Julio Racine a fait ses études primaires à l’École Jean-Marie Guilloux et ses études secondaires à L’Institut Jean-Marie de Lamennais, de la sixième à la quatrième, et au lycée Toussaint Louverture, de la troisième à la Philo. Très tôt, lui et son frère Lys montrent une grande aptitude pour la musique. Encouragé par leur disposition naturelle, le R.P. Delva, aumônier de l’Hôpital Général, flûtiste et organiste à la Cathédrale de Port-au-Prince, initie ses neveux d’abord au solfège, puis à la flûte.

De bonne heure, Julio se familiarisera également avec la paysannerie haïtienne. Cette familiarité a été rendue possible grâce aux vacances pascales et estivales qu’il allait passer avec son père à Belladère où celui-ci, tout en occupant les fonctions de juge de paix, s’était également adonné à l’agriculture. D’ailleurs, c’est à Baptiste, section communale de « la fine fleur » du Plateau Central, que, dès sa prime jeunesse, Julio prendra goût à nos rythmes folkloriques.

À ce sujet, il m’avait souvent raconté cette merveilleuse expérience : « C’est à Belladère que j’ai vu pour la première fois le défilé d’un groupe de « rara ». J’avais alors 8 ou 9 ans. Le son du rabòday qu’il diffusait m’avait tellement ravi que, devenu un peu plus âgé, je faisais parfois des fugues pour aller m’en délecter. » On peut facilement comprendre la raison pour laquelle notre folklore avait tant influencé son œuvre, jusqu’à en devenir un des plus ardents défenseurs et protecteurs.

Au point de vue musical, l’adolescent, âgé maintenant de 14 ans, fait des pas géants dans la flûte. Ambitieux, il veut quand même approfondir ses connaissances tant sur cet instrument que sur la musique. Aussi, en octobre 1959, avec l’appui du R.P. Delva, son principal héros, il s’inscrit au Conservatoire National de Musique. Il bénit le fait d’avoir eu pour professeur Bertin Dépestre Salnave, le célèbre flûtiste que Maurice Sixto a immortalisé dans sa pièce Dépestre. Il sied de signaler qu’au sujet de ces deux hommes, Maître Racine m’a toujours dit : « Je dois ma carrière musicale d’abord à mon oncle, le R.P. Delva et à Maître Dépestre Salnave ; puis à Edmund Raas, à Micheline Laudun Denis et à Sœur Anne Marie Bickerstaff. »

Au Conservatoire, Julio fera la connaissance de plusieurs futurs grands musiciens. Cependant, de tous, celui qui deviendra « son complice, son alter ego, son double musical » était Emile Désamours. Le fils du flûtiste David Désamours, ancien maestro de La Musique du Palais, se trouvait, lui, à la classe de piano.

Dans le même temps, René Phiteau Jean-Jacques, fait des bonds surprenants à la clarinette. Julio, son cousin, le présente à son nouvel ami pianiste Emile Désamours. Ainsi, ils formeront un beau trio. Cette formation se manifestera surtout à la Première Église Baptiste, sise à la rue de la Réunion et à l’Eglise Immaculée-Conception de Hôpital Général, à la rue Monseigneur Guilloux.

Peu de temps après, Julio s’inscrit au Cénacle musical dirigé par l’illustre pianiste, compositeur, poète et professeur de musique Solon C. Verret. En font également partie Emile Désamours, sa cousine Marie-Paule Delva (jeune sœur de Phiteau), Patrick Tardieu, Marie Ange Jolicœur et d’autres jeunes prodiges. Il deviendra l’un des plus zélés disciples de ce grand maître. D’ailleurs, il en gardera les méthodes d’enseignement et se signalera comme l’un des plus fidèles interprètes des œuvres de celui-ci. De toutes, m’avait-il toujours confié, sa préférée était Harmonie du soir.

L’année 1963 marquera l’intégration de Julio Racine au sein de la crème de la musique classique haïtienne. D’une manière fortuite, il rencontre au bureau de la Pan Am le flûtiste suisse Edmund Raas, un employé supérieur de cette ligne aérienne. Celui-ci enseignait également la musique à l’Ecole Sainte-Trinité, qui venait d’intégrer l’enseignement de cette discipline artistique dans le cursus scolaire de ses élèves. Quelques semaines plus tard, avec l’approbation de la Sœur Anne-Marie Bickerstaff, l’initiatrice de ce noble programme, Julio le seconde dans sa tâche.

En dépit de sa formation essentiellement classique, Julio Racine n’était pas insensible à la musique populaire. Il fut simplement très exigeant du point de vue mélodique, harmonique et rythmique. En fait, à ma connaissance, le défunt n’avait qu’un seul ennemi: la médiocrité. En ce sens, il m’a avoué : « Je n’ai jamais aimé l’option facile. Pour moi, la musique, classique ou populaire, doit être bien faite, bien travaillée. »

Éclectique, il flirtera en deux occasions avec la musique populaire. D’abord, au cours du printemps 1963, on le verra de plus en plus au sein du groupe Les Romantiques, fondé au cours de cette même année à la rue Capois. Grâce au talent des Jacky Duroseau (piano), Lesly Honorat et Jean Neff (batterie), Antoine « Thony » Augustin (violon), Eddy Estimé (violon), Fritz Grand-Pierre (contrebasse) et d’autres musiciens, cet ensemble, qui jouait presque exclusivement le danzón, avait soulevé partout l’enthousiasme.

En 1964, Julio fera sa seconde, encore éphémère, expérience avec la musique populaire. Cette fois-ci, il jouera de temps en temps avec une petite formation que le génial pianiste Jacky Duroseau avait créée avec un groupe d’amis. Elle se réunissait le plus souvent à la ruelle Chrétien, au domicile de Jacky, ou chez Madame Lina Mathon Blanchet, à Pétionville. En firent partie : Antoine Osselin (batterie), Ferdinand Dor (contrebasse), Silvera « Tira » Decossa (tambour), etc.

Jour après jour, le bonheur est au rendez-vous. Nous sommes maintenant en 1965. Edmund Raas invitera souvent son jeune protégé aux séances de répétition auxquelles il participe à Pétionville avec Lina Mathon Blanchet, le violoniste Fritz Benjamin, la pianiste Micheline Laudun Denis, etc. C’est ainsi que Julio, également membre de la Fanfare du Toussaint Louverture que dirige le maestro Antoine Saint Aromand, commencera à se frotter avec le beau monde de la musique classique haïtienne.

Ce rapprochement allait se révéler payant. En 1966, à l’Institut Français d’Haïti, dans le cadre des programmes organisés par l’Association Pro Musica, la légendaire pianiste haïtienne Micheline Laudun Denis partage le podium avec Edmund Raas. En lieu et place d’intermède, Julio Racine, accompagné par la légendaire pianiste, est présenté pour la première fois devant un grand public. Il interprète une sérénade de Haydn. « Ce fut l’un des plus beaux moments de ma carrière. Très jeune, jusqu’ici inconnu, et être accompagné par Micheline Ladun Denis ne fut pas une mince affaire. Ce fut un très grand honneur pour moi. »

Ce premier succès en appellera un autre. À la fin de novembre 1966, Julio se produit pour la première fois à la télévision. Il joue alors en duo à Télé Haïti avec le grand organiste noir américain Robert Starling Pritchard, invité en Haïti aux festivités marquant le début du clergé indigène. Etonné et ébloui de la virtuosité du jeune flûtiste, notre congénère lui promet une bourse d’études en Caroline du Nord. Le visiteur entame les démarches sans perdre de temps.

Malheureusement, Julio allait perdre cette care occasion. En effet, peu de temps après cette rêveuse promesse, le gouvernement du Dr François Duvalier, pour des raisons injustifiées, déclare M. Pritchard persona non grata et le somme de quitter le pays dans les vingt-quatre heures. «Cela a été ma première déception dans le monde de la musique », se souvient Julio en riant. Peu de temps après, le jeudi 15 décembre 1966, Julio Racine participera à un concert de fin d’année organisé à l’Eglise Saint-Pierre, à Pétionville. Y avaient participé : Micheline Laudun Denis (piano et harmonium), Fritz Benjamin (violon), René Phiteau Jean-Jacques (clarinette), Jean Boisson (harmonium) et Marie Thérèse Moscosso et Pierre Blain (chanteurs). Il ne pouvait clore cette année dans une meilleure ambiance.

Entre 1967 et 1969, Julio Racine moissonnera des lauriers un peu partout. D’abord, il charmera l’auditoire exigeant de l’Institut Français, dans le cadre des « Festival de musique » qu’organisait la Société Pro Arte. Y prenaient souvent part: le Soni Venturum Wind Quarter, Micheline Laudun Denis, Fritz Benjamin, Edmund Raas, etc. Ensuite, Julio Racine, Marie Carmel Verret, Emile Désamours, Reynold Trasybule, Marie Paule Delva et d’autres jeunes musiciens se distingueront dans le cadre des différentes manifestations musicales organisées par le Cénacle musical de leur distingué professeur Solon C. Verret.

Bientôt, Julio allait écrire un nouveau chapitre de sa vie. En juin 1970, il rencontre celle qui allait remplir de joie son cœur et son foyer pendant quarante-six édéniques années. La jeune Nina Ralph, joueuse de viola et professeure d’orchestre et de musique à Jefferson County Public School, à Louisville, Kentucky, vient mettre ses talents à l’Ecole Sainte-Trinité au cours de l’été. À l’époque, Julio tenait un pupitre de flûte dans le semi orchestre d’une vingtaine de membres de cette institution. Elle se souvient : « Julio et moi sommes tombés amoureux immédiatement. »

La nouvelle visiteuse sera également éprise de l’ingéniosité de son nouvel amant. Elle enregistre certaines de ses interprétations sur cassette. En septembre, à son retour dans sa ville natale, elle soumet l’enregistrement à l’appréciation du personnel de l’école de musique de l’Université Louisville. Les responsables, conquis par le talent du jeune flûtiste, lui offrirent une bourse d’études. Ainsi, en janvier 1971, Julio fait ses valises et débarque dans le « Derby City » pour y approfondir ses connaissances.

Souffrant du mal du pays, à chaque période de vacances universitaires, Haïti, plus précisément la rue des Miracles et l’École Sainte Trinité, sa seconde demeure, reverra son fils. Ainsi, il ne ratera aucun des camps d’été qu’organise l’OPST à Léogâne, mis sur pied en 1971 sur la suggestion de sa future femme. Il en profitera également pour faire des prestations privées et publiques avec ses excellents amis Jacky Duroseau et Ansy Dérose. En juillet 1972, il participera à l’enregistrement d’Ansy, sa musique et sa poésie, le premier album de l’auteur de Quo vadis terra. Rappelons que cet album a été enregistré par l’ingénieur Fritz Joassin au bureau du chanteur à l’École Professionnelle J.B. Damier dont il fut le directeur.

Pendant que nous y sommes, signalons qu’un quart de siècle plus tard, soit en 1997, notre flûtiste jouera deux morceaux sur Haïti, mélodie d’amour, le dernier joyau ciselé par le beau couple Yole et Ansy Dérose. D’ailleurs, Ma prière, l’une des dernières créations d’Ansy, était une de ses œuvres de prédilection.

Rester seul n’est plus le désir de Julio. L’heure de fonder un foyer a sonné. Aussi, le 5 janvier 1974, lui et Nina exultent de joie au pied de l’autel d’un temple à New York. Dieu bénira ce couple chrétien de trois merveilleux enfants. Ils suivront tous les pas de leurs géniteurs: Cynthia est violoncelliste et pianiste, Marie Sue, violoniste et James flûtiste et violoniste. J’estime tout à fait important de signaler que Madame Racine a mis ses connaissances pendant près d’un quart de siècle au service de la jeunesse haïtienne.

En effet, de 1970 à 1994, elle a enseigné les instruments à cordes à l’École Sainte-Trinité et à l’Ecole Saint Vincent. En plus, au cours des années 1980, à l’Institut Haitiano-Américain, elle a été d’abord professeur d’anglais puis elle a occupé le poste de registraire.

En juin 1975, après avoir décroché sa licence en flûte et en composition, Julio se hâte de retourner en Haïti. Il reprend ses activités à Sainte-Trinité et y offre le fruit de ses connaissances. Conjointement, il est le principal lieutenant du chef d’orchestre Hector Lominy. Infatigable, il commence également à donner des récitals dans lesquels il se fait accompagner par la pianiste Micheline Dalencour.

Le bonheur est au rendez-vous. Bientôt, Julio Racine verra ses talents et son sérieux récompensés. En juillet 1976, Hector Lominy quitte Haïti pour émigrer aux Etats-Unis. L’administration de cette prestigieuse institution désigne Racine pour succéder au maestro jacmélien. Il tiendra la baguette pendant un quart de siècle, jusqu’à sa retraite en juillet 2001.

Le nouveau maestro se montrera à la hauteur des attentes que le conseil de direction a placées en lui. Comme son prédécesseur, Julio Racine fera preuve d’esprit d’initiative et de créativité. Il le prouvera sur deux fronts principaux. D’abord, en consultation avec la Sœur Anne-Marie Bickerstaff, il invite de chefs et des solistes de belle facture, tant Haïtiens qu’étrangers, pour donner plus d’ampleur à son répertoire. Parmi ceux de chez nous, citions : Mme Laudun Denis, Rudy Perrault, Nicole Saint Victor, Micheline Dalencour, etc. Le chef d’orchestre Edgar Curtis, la flûtiste Doriot Anthony Dwyer et d’autres grands artistes étrangers se feront également apprécier, avec l’OPST, sur les tréteaux de l’Institut Français, à l’auditorium Sainte Trinité et, à partir du 22 novembre 1979, à la Salle Sainte Cécile, à la rue Monseigneur Guilloux.

Julio Racine ne s’était pas contenté que de cet exploit. Refusant de se cloîtrer dans le répertoire des grands maîtres occidentaux, il accordera une grande importance aux œuvres de certains de nos compositeurs ou carrément à celles d’auteurs anonymes, tirées de notre folklore. L’air satisfait, il m’a souvent rappelé ce fait: « Je m’assurais toujours qu’au moins une pièce de compositeurs haïtiens fût présentée dans chacun de nos concerts. Certainement, le répertoire de l’orchestre est presque exclusivement classique, la réalité était que mes exécutants étaient de jeunes Haïtiens. Donc, j’avais pour devoir également de les aider à connaître et à embrasser leur identité culturelle. » À travers cette déclaration, peut être humé sans détour le souffle de ses trois principaux modèles : Dépestre Salnave, Solon C. Verret et surtout Anton Werner Jaegerhuber !

Signalons qu’à part de ces trois demi-dieux, Julio Racine, homme d’un goût recherché, admirait bien d’autres musiciens et compositeurs haïtiens. Parmi eux, il m’a toujours cité ces noms suivants: Occide Jeanty, Ludovic Lamothe, Justin Elie, Lina Mathon Blanchet, Augustin Bruno, Carmen Brouard, Emile Désamours, Férère Laguerre et de rares autres. Dans la musique populaire haïtienne, il me disait toujours du plus grand bien de Guy Durosier, Antalcidas Murat, Jacky Duroseau, Gérard Dupervil, Raoul Guillaume, Ansy Dérose, Fito Joassin, Alix « Tit » Pascal, etc. Il voyait en Webert Sicot « un virtuose, un maître, un génie du saxophone ».

Un nouvel horizon s’ouvre devant le jeune maestro et ses élèves. En juin 1976, pour la première fois, l’OPST, se rend à Tanglewood, dans le Massachusetts, le lieu de résidence estivale de l’Orchestre Symphonique de Boston (BSO, en anglais). Le maestro Racine profitera de cette belle occasion pour prendre des cours avancés de la légendaire Doriot Anthony Dwyer, première flûtiste du BSO. Trois années plus tard, plus précisément du 24 juin au 19 août 1979, lors de la 37è session tenue à Tanglewood, Julio suivra le master class sur la direction d’orchestre offert par le grand maître Leonard Bernstein. Notre professeur a maintenant plus d’une flèche dans son carquois.

Julio Racine avait également brillé dans la composition. Créateur prolifique, il nous a laissé une œuvre abondante, digne d’un fier héritier d’Anton Werner Jaegerhuber. Parmi ses créations, citons : Regards, suite en quatre mouvements pour orchestre complet. On a eu la grande première à Virginia Commonwealth University, invité alors pas son ancien élève Jean Montès, Tangeante au yanvalou, pour flûte et piano ; Sonate vodou jazz, pour flûte et piano, Sonate à Cynthia, etc. Il sied de mentionner que cette dernière pièce, composée pour l’une de ses filles, a été interprétée par Shawn Chang, piano, et Diana Golden, violoncelle, à leur récital de doctorat au Département de musique de l’Université Rutgers. Ils l’ont mise également dans leur album Tanbou Kache, récemment publié.

L’art racinien a également dépassé les frontières nord-américaines. En automne 2010, le légendaire musicien cubain Electo Silva Gaínza avait sollicité de son homologue haïtien la messe que celui-ci avait composée à la mémoire du séisme du 12 janvier de cette même année. Le maître cubain l’avait fait jouer en janvier 2011 par la chorale de l’Université Oriente, à Cuba.

Julio Racine s’était également taillé une réputation enviable comme orchestrateur. En fait, dans ce domaine, il fait figure de révolutionnaire, s’inscrivant dans la tradition de son compositeur préféré Anton Werner Jaegerhuber et, dans une moindre mesure, dans celle de Lina Mathon Blanchet, d’Antalcidas Murat ou de Férère Laguerre.

À mon humble avis, l’œuvre sur laquelle il convient nécessairement de se pencher pour étayer cette assertion est le gigantesque projet qu’il a accompli au cours des onze dernières années en collaboration avec la chanteuse Karine Margron. En effet, en 2008, après une éclipse de dix-sept années, celle-ci retourne sur la scène artistique. Elle le fait de manière éclatante : elle ambitionne de recueillir nos chansons folkloriques afin de les sauvegarder et de les épargner de l’oubli. Pour l’aider à accomplir ce projet ambitieux, elle fait appel au maître. Le résultat fut des plus éloquents.

En effet, dans le cadre de ce noble projet baptisé Chansons d’Haïti, le maître a arrangé 156 de nos pièces classiques, traditionnelles et folkloriques. S’y trouvent, en vrac, à travers onze recueils - que dis-je, onze chefs-d’œuvre -: tous genres confondus: Diane de Luc Jean-Baptiste, Complainte paysanne de Raoul Guillaume, Ma prière d’Ansy Dérose, Si jamais de Fito Joassin, Minis Azaka, Trois feuilles, trois racines, Erzulie malade et d’autres joyaux tirés de notre folklore ou du cru d’autres compositeurs haïtiens. C’était la dernière grande contribution de Julio Racine à l’épanouissement de notre terroir.

À propos de cette grande réalisation, le défunt m’avait plus d’une fois fait la confidence suivante, qu’il me plaît à dévoiler: « J’ai toujours voulu orchestrer nos pièces folkloriques pour les mettre à un niveau académique acceptable. La musique folklorique, dans le monde universitaire, doit atteindre un niveau élevé. » Le résultat est probant. Nombreux furent les musiciens et chefs d’orchestre à se servir de ses dernières œuvres. Parmi eux, signalons : Dr Jean Montès, Rudy Perrault, Jean-Luc Princivil, etc. Ces merveilles ont été applaudies un peu partout: à Louisville Orchestra, Louisville Civic Orchestra, etc.

Maître Racine fut récipiendaire de plusieurs distinctions universitaires, en récompense à son œuvre gigantesque. Le 26 mai 2013, le Yo Festival l’a récompensé d’un trophée pour sa contribution à la formation musicale des jeunes Haïtiens. Quatre ans plus tard, l’école de musique de l’Université de Louisville lui a offert le « Wilson Wyatt Alumni Award ».

Il convient de souligner que Julio Racine avait plusieurs cordes à son arc. Le connaissant tellement comme musicien que nous avons oublié qu’il était également un spécialiste de l’électronique. D’ailleurs, il est détenteur d’un diplôme dans cette branche de la RCA Technical Institute. C’est ainsi qu’il fit partie du corps enseignant et assistant-directeur de L’école Professionnelle Sainte-Trinité, fondée et dirigée en 1976 par Ryne Fecco. Une année plus tard, au départ du fondateur pour le Cap-Haïtien, Maître Racine en devient le directeur. Il gardera ce poste jusqu’à sa retraite en juillet 2001.

Au bout du compte, je crois pouvoir dire avec assurance que Julio Racine a merveilleusement rempli la mission que Dieu lui avait confiée. Quand on parle, en Haïti, de musiciens et d’enseignants de musique à la fois, à côté de ceux des Louis Astrée, Myrthil Ancion, Yvonne Fougère, Augustin Bruno, Destinoble Barrateau, Anna Maria Elvers, Jean Ewald Dauphin, Lina Mathon Blanchet, Richard Laporte, Lilianne Sam, Racine Vassor, Léonard Dubuisson, Micheline Laudun Denis, Hector Ambroise et tant d’autres, le nom de Julio Racine restera intimement lié à l’excellence.

Julio Racine était un arbre géant, un arbre musicien. Il en était le tronc. Son esprit en était l’aubier et l’écorce. Ses compositions en étaient les branches et ses arrangements les feuilles. Même si la fossoyeuse l’a renversé le 11 octobre dernier, toutefois, son sort n’est pas encore scellé. Car, à travers ses anciens élèves en général, et ses enfants Cynthia, Marie Sue et James en particulier, l’arbre a produit beaucoup de racines. Elles sont, d’ailleurs, profondes, vivaces et nombreuses, comme celles dont avait prophétisées Toussaint Louverture, le génie de Bréda. Aussi sa mémoire et son art vivront éternellement en nous et parmi nous.

Louis Carl Saint Jean, 18 octobre 2020

Références

(1)Message de Richard Casimir, Lundi 19 octobre 2020.

(2) Julio Racine, 1945-2020, un maestro, Publié le 2020-10-22 | lenouvelliste.com.

(3) Nous vous invitons à découvrir ce concert virtuel, organisé le 21 mars 2021, en hommage à Julio Racine par la Société de recherches et de diffusion de la musique haïtienne (SRDMH) et le CIDIHCA.

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