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Histoire

La reconstitution de la bataille de Vertières en 1954 (Charles Dupuy)

Au début de l’année 1954, le gouvernement haïtien inaugurait de manière grandiose les festivités du tricinquantenaire de l’indépendance d’Haïti. Pour souligner l’événement, le président Paul Magloire laisse sa capitale la veille du jour de l’An en direction des Gonaïves. À l’entrée de Saint-Marc, il est accueilli par une troupe de cinq cents hommes à cheval qui prend la tête du cortège présidentiel et traverse la ville en liesse. Plus tard, sur la place d’Armes des Gonaïves, le public assistera à une émouvante veillée patriotique animée par les membres de la SNAD, la Société nationale d’art dramatique.

Le lendemain, à la sortie de la messe solennelle, le président dévoile la statue de Dessalines érigée en face de la cathédrale du Souvenir. Le chef de l’état-major, le général de brigade Antoine Levelt, donne alors lecture de l’acte de l’indépendance qui sera suivie d’une proclamation au peuple du président Magloire, invitant «tous les Haïtiens de toutes nuances, de toutes professions, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses à s’unir pour libérer l’homme haïtien des misères qui l’empêchent d’atteindre les hautes destinées auxquelles ont droit les héritiers de tant de héros connus et inconnus». Immédiatement après, quatre bombardiers B-12 de l’aviation vénézuélienne survole la foule sur laquelle ils laissent tomber des orchidées «Flor de Mayo».

Le lendemain matin, le président de la République et sa suite prenaient la direction du Cap-Haïtien. Avant d’entrer dans la ville, ils s’arrêtent devant le monument érigé à la gloire de Toussaint Louverture sur l’habitation Bréda. Après cette courte halte, c’est l’arrivée officielle à la Barrière-Bouteille où le président Magloire est accueilli par la foule en délire. Le président assiste au Te Deum, puis se rend au Champ-de-Mars où, monté sur son pur-sang et en brillante tenue de généralissime, il va commander la parade militaire.

Au début de l’après-midi, des milliers de citoyens se dirigent vers l’habitation de Vertières, sur les lieux même de la dernière bataille de la longue et épuisante guerre de l’indépendance. Il faut reconnaître que les organisateurs n’avaient pas lésiné sur les moyens afin de régaler le public d’un spectacle qui restera inoubliable. À partir de la tribune officielle construite à flanc de coteau, s’étendait un vaste champ traversé d’un ruisseau et que bordait la route conduisant vers le Cap. Au nord fermant cette plaine, une colline, une butte plutôt, la fameuse butte de Charrier où l’on avait reconstruit le fort et installé des canons. Vers les trois heures de l’après-midi commença la reconstitution de la bataille de Vertières avec une impressionnante vague de soldats de l’armée indigène conduits par le commandant de la 9ème demi-brigade, le général François Capois, coiffé de son shako, bien identifiable sur son cheval. En réalité il s’agissait des élèves des grandes classes de la ville que l’on avait mobilisés pour la circonstance et qui agitaient en criant leurs longs fusils de bois.

Reconstitution de la bataille de Vertières, 1954. Colonel Corvington à droite, exposant Bataille Vertieres; Colonel Corvington; public.fotki.com & Frankie Morone- Le 2 janvier 1954, il reconstitua impeccablement la Bataille de Vertières dont il fut le directeur technique des opérations et commentateur.

Le scénario est simple, du fort de Charrier, le canon tonne, fait reculer les valeureux grenadiers indigènes qui, avant de battre en retraite, se mettent chaque fois en position et déchargent une bruyante rafale en direction des Français. Ce sont les soldats de l’armée d’Haïti qui tiraient des balles à blanc contre leurs «ennemis» représentés surtout par les cadets de l’Académie militaire. À chaque assaut les soldats haïtiens se rapprochent un peu plus du fort qu’ils attaquent, mais à chaque fois ils doivent reculer, laissant le sol jonché de «cadavres».

Le moment le plus attendu de la bataille, c’est bien évidemment l’épisode où le cheval de Capois-la-Mort sera fauché par la mitraille, obligeant l’intrépide général à se relever au cri de: ««En avant! En avant!» pour galvaniser le courage héroïque de ses soldats. Le rôle de Capois était tenu par Frédéric M. Arty, lequel abat son cheval d’une balle à la tête, tombe et se redresse sabre au clair. Du haut de la colline arrive alors une estafette française (en fait le capitaine Paul Laraque) qui, au nom du gouverneur Rochambeau, adresse son admiration à l’officier-général qui vient de se couvrir de tant de gloire. Puis la bataille reprend de plus belle.

Pendant ce temps, devant la tribune des officiels, l’organisateur de l’événement le directeur de l’Académie militaire, le major Paul Corvington, très élégant avec ses bottes d’équitation, explique aux invités le déroulement de la bataille en touchant de sa longue baguette les points stratégiques sur une grande carte d’état-major. Il s’agit là d’un véritable cours de tactique militaire donné par un des plus brillants officiers de l’armée d’Haïti que retransmettent d’ailleurs à travers le pays les puissantes antennes de Radio-Commerce.

Dans Written in Blood, Heinl et Heinl citent, parmi les officiers qui participèrent à cette journée mémorable, les noms du capitaine Marcel Colon, des lieutenants Franck Bayard, Robert André, Antonio Doublette, F. M. Arty et prophétiquement, affirment-ils, Claude Raymond «who acted the role of a Haitian general». Les Heinl prétendent aussi (p.535) «qu’à un certain moment, lorsque les Haïtiens furent repoussés par les Français, les paysans qui assistaient à la bataille se levèrent en criant, entrèrent dans les rangs des Haïtiens pour assurer la victoire de Dessalines». Je peux attester que cette scène délirante n’a jamais eu lieu et relève de la plus pure fiction romanesque.

Après leur victoire, les soldats haïtiens pénètrent dans le fort, sautent de joie, dansent et chantent à tue-tête. La bataille est terminée. Le président et les dignitaires se rendent alors devant le monument de Vertières dont les statues sont dévoilées devant le public immense qui se retrouve massé pour entendre les allocutions officielles. Les orateurs vont situer la bataille de Vertières dans son contexte historique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une armée composée d’affranchis et d’anciens esclaves mettait en déroute une armée expéditionnaire européenne, annonçant du même coup la libération des peuples du joug colonial. Récemment pourtant, un écrivain français M. Jules Roy, prétendait qu’à son avis, l’événement le plus important du vingtième siècle aura été la bataille de Dien-Bien-Phu, parce que «pour la première fois dans l’histoire de l’humanité» une armée colonialiste européenne était défaite par des hommes de couleur, annonçant la libération des peuples du Tiers-Monde. C’est vrai que l’on se souvient toujours mieux de la dernière raclée... Incidemment, l’année 1954 fut celle de cette débâcle française de Dien-Bien-Phu, l’année où les Français furent forcés de renoncer à l’Indochine.

En 1954, Paul Magloire était au sommet de sa gloire et de sa puissance. Le pays était encore prospère et, malgré les mauvaises récoltes qui inquiétaient dans les milieux concernés, le ministère des Finances affichera pour l’année fiscale 1954-55, un surplus budgétaire de trois millions et demi de dollars. L’année 1954 restera une année charnière pour les Haïtiens. C’est la dernière année d’une relative opulence et le début d’un lent déclin. Une brillante époque jetait ses derniers feux. Ce sera la fin de la prospérité dont jouissait Haïti depuis le déclenchement de la guerre de Corée et le début des temps difficiles qui allaient s’ouvrir pour le pays. C’est l’année du terrible cyclone Hazel et des lourds ravages qu’il occasionna dans la presqu’île du Sud. Pour Paul Magloire c’était le début de la fin, le début de la fin de sa longue lune de miel avec le peuple haïtien.

Pourrait-on de nos jours procéder à une nouvelle reconstitution de la bataille de Vertières? Cela est impossible. Ce haut lieu de notre histoire est aujourd’hui défiguré par les milliers de constructions de ce faubourg tentaculaire qui ceinture désormais la ville du Cap-Haïtien. Cet espace que les rêveurs pouvaient envisager naguère de transformer en un grand parc national n’existe tout simplement plus. La butte de Charrier est couronnée de pavillons de banlieue, tout ce qui fut le champ de bataille de Vertières a été couvert d’habitations qui ont éclos de manière sauvage, sans plan d’urbanisation et dans la plus parfaite anarchie. Aujourd’hui, les possibilités matérielles d’une reconstitution de la bataille de Vertières sur son emplacement historique sont nulles, les lieux ont été envahis et rendus méconnaissables par la prolifération de maisonnettes qui entourent les monuments inaugurés en 1954. Il n’y a plus de Vertières que dans les livres.

Charles Dupuy, coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185/(450) 444-7185
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