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Histoire

L’exécution d’un simple citoyen (Charles Dupuy)

Au matin du 3 janvier 1968, alors que la ville du Cap-Haïtien se remettait du tourbillon des fêtes traditionnelles de fin d’année, la radio invitait la population à se rassembler à la rue du Quai, devant l’église anglicane. Publiée à grands coups de clairon, l’annonce ne donnait pas plus de précision quant au motif de la convocation. Aussitôt un attroupement de curieux se massa à l’endroit indiqué où il n’attendit pas longtemps avant d’assister à l’exécution d’un homme par fusillade. Après un spectacle aussi macabre qu’inattendu, la foule muette des témoins bouleversés se débanda la tête basse et sans mot dire. La féroce dictature duvaliériste venait d’administrer une nouvelle preuve de sa sauvagerie, de sa méchanceté foncière et de sa cruauté sanguinaire. Celui que l’on venait de tuer était un travailleur, un artisan, un homme du peuple. C’était un sexagénaire, il était forgeron et serrurier de son état, il s’appelait Clovis Lestrade. Pour la plupart des habitants de la ville, c’était un inconnu. L’enchaînement de mésaventures qui devaient conduire le malheureux citoyen à subir ce calvaire et à mourir attaché au poteau d’exécution mérite d’être connues.

Au moment de sa mise à mort, l’homme était pratiquement au chômage et vivait d’expédients. Il avait établi ses quartiers dans les locaux des Cours Nelson, une école secondaire fondée par Me Claude Nelson, où il avait été engagé comme gardien affecté à l’entretien des lieux. Son désœuvrement prolongé joint aux rudes conditions d’existence qu’il subissait depuis quelques années lui avait aigri le tempérament. Sans emploi, réduit à l’inactivité chronique quand ce n’était pas à la mendicité pure et simple, il n’était pas rare qu’il s’ouvrit à ses amis pour se plaindre de la précarité de sa situation, de son dénuement et… sur le ton de la plus stricte confidence, de l’inefficacité crasse des dirigeants politiques incapables de procurer du travail aux honnêtes pères de famille aux abois, croupissant dans la dèche et la débine. Au fait, et sans vraiment le savoir, Lestrade avait basculé dans l’opposition au régime, s’était transformé en ennemi de l’espèce la plus dangereuse pour le gouvernement, celle qui, sans pudeur, proclamait sa misère et en désignait les responsables.

Son cas n’était pas vraiment unique. En fait, tout le monde s’il faut excepter les employés de l’État, les volontaires de la sécurité nationale, autrement dit les miliciens, les tontons-macoutes patentés, avaient des griefs contre le pouvoir. L’opinion générale était d’humeur réfractaire et les autorités le pressentaient mieux que personne. Les affaires marchaient au ralenti et Duvalier n’avait rien à proposer pour contrer le marasme économique sinon que son plan d’austérité renforcé. Le désenchantement était unanime et le malaise palpable, mais la dictature perdurait malgré tout parce que l’opposition était confuse et la résistance inorganisée. Bien entendu, la grande majorité de la population aurait bien souhaité un changement de régime, mais les adversaires d’une tyrannie, si nombreux qu’ils soient, ne sauront jamais ébranler son autorité tant qu’ils n’auront pas rassemblé leurs forces et décidé d’agir de façon concertée selon un plan d’action commun. Sous ce rapport, Duvalier n’avait aucun souci particulier à se faire. Le peuple était littéralement écrasé par la terreur ambiante et les petits conciliabules, les propos séditieux chuchotés entre amis sûrs n’étaient que babillages sans conséquences, menaces dérisoires à son despotisme. Tous les mouvements de rébellion s’étaient révélés jusque-là d’une lamentable inefficacité et plus personne ne voulait s’engager dans ces aventures suicidaires vouées d’avance à l’échec. Bien que numériquement forte, l’opposition à Duvalier était disparate, décousue, sans lien, sans plan, et, dès lors, réduite à l’impuissance.

C’était l’époque où désabusée, la jeunesse désertait le pays par grandes vagues afin de fuir les persécutions et se dérober au chômage. C’était l’époque où, sans état d’âme, Duvalier faisait fusiller dix-neuf officiers de sa garde par dix-neuf hauts gradés de son armée. C’était l’époque où il faisait destituer ses ministres Jean Julmé et Rameau Estimé par les députés, où il ordonnait les vêpres de Jérémie et c’était aussi le moment où, pour son malheur, notre brave Clovis Lestrade déblatérait imprudemment contre l’incompétence des fieffés corrompus qui dirigeaient le pays, ce ramassis d’incapables dont il espérait être délivré dès la prochaine invasion des rebelles. On ne peut douter qu’il s’en fut ouvert à un vendeur de tapis qui, avec sa marchandise multicolore, avait pris position sur le parvis de la toute proche église anglicane, à une rue de ses pénates. Ce marchand itinérant était un étranger à la ville disait-on, il venait des Gonaïves apparemment, il était aussi milicien, mais ce petit détail, lorsque Lestrade l’apprendra, il sera malheureusement trop tard.

Un après-midi, alors que les deux voisins parlaient de choses et d’autres devant l’imposant étalage de moquettes et de paillassons, un client vint à passer qui s’approcha en manifestant son intérêt pour la marchandise. C’était un touriste américain. Le colporteur appela son ami à son secours pour qu’il lui serve de traducteur. Les négociations s’engagèrent bon train mais, au grand dam du vendeur, l’acheteur prit la mine étonnée en apprenant les prix qu’il pratiquait et, après quelques minutes de marchandage, recula en faisant la grimace et partit en hochant la tête. Il n’en fallait pas plus pour que, désappointé, le marchand remballe son lot de tapis et s’en retourne chez lui en maugréant et en lançant des regards mauvais à son interprète improvisé Dans son idée, c’est Clovis Lestrade qui lui avait fait rater la bonne affaire, qui avait découragé le riche client avec son affreux baratin tenu dans cet anglais qu’il ne comprenait pas vraiment, mais, pour lui, c’était l’évidence même.

Pour se venger de sa déconvenue, il alla rapporter à ses collègues miliciens que Clovis Lestrade était un ennemi déclaré du gouvernement qui n’employait son temps qu’à dire du mal du président. Après une aussi grave accusation, le séditieux fut arrêté et enfermé à la caserne des Volontaires de la sécurité nationale. Caserne qui, soit dit en passant, n’était rien d’autre que la résidence confisquée de Luc E. Fouché. Ne sachant que faire d’un pareil gibier, les autorités eurent la lumineuse idée de le déférer devant le président à vie de la République, le docteur François Duvalier, le chef effectif des forces armées d’Haïti afin qu’il décidât lui-même de son sort. Aussitôt dit, aussitôt fait. Encadré de miliciens armés jusqu’aux dents, voilà Lestrade solidement ligoté en route vers l’aéroport, en route vers la capitale. On ne tarda pas à aboutir au bureau de Duvalier devant lequel on bouscula le pauvre homme épouvanté afin qu’il soit jugé pour crime d’État par «l’apôtre du bien-être collectif».

Toutes affaires cessantes, Duvalier interrogea ce mauvais sujet, ce rebelle à sa tyrannie, ce déplaisant personnage qui osait dénigrer son gouvernement. Le procès pour délit d’opinion de cet opposant au président à vie, au «maître et seigneur de la république» ne fut pas bien long. Après un bref dialogue au cours duquel l’accusé refusa de se rétracter et d’abdiquer sa fierté, Duvalier décida de se débarrasser de son ennemi et d’en faire un exemple instructif à l’usage du peuple. Il ordonna qu’il fût attaché sur les lieux mêmes de son crime, là où il avait osé proférer des paroles critiques contre son administration et fusillé. Bien entendu, la sentence présidentielle est définitive, sans appel et applicable sans délai.

Vers les neuf heures du matin, alors que la foule intriguée commençait à se réunir devant l’église anglicane, un avion volant à basse altitude passa en rugissant au-dessus de la ville. Quand iI se posa à l’aéroport, on en fit sortir le prisonnier Lestrade que l’on poussa dans une voiture laquelle fonça à toute allure en direction de la rue du Quai, là où, l’arme au pied, l’attendait un peloton d’exécution. C’est dans un silence angoissé que l’on attacha l’infortuné au tronc de l’arbre, un puissant amandier qui avait pris racine sur le parvis de l’église. Avant que le commandant du peloton ne donnât l’ordre de tirer, un sergent répondant au nom d’Yvan Mahotières courut s’emparer du fusil d’un des soldats, visa soigneusement Clovis Lestrade à la tête et lui fit éclater le crâne. Pour faire bonne mesure, il lui tira deux autres balles qui traversèrent le corps pantelant du récalcitrant à l’autorité. Quand on commença à détacher le cadavre, la foule horrifiée et abasourdie de frayeur se dispersa dans le plus parfait mutisme, mais aussi, on le retiendra, dans l’indignation générale.

Ce n’est certes pas la première fois que l’on exécutait un condamné dans la ville. Tout le monde gardait le souvenir de l’exécution de René Péan, un entrepreneur de pompes funèbres qui, après avoir été interrogé pour une obscure affaire de meurtre par un «comité civilo-militaire» composé du commissaire du gouvernement Jean Valbrun, du préfet Louis Durand, du colonel ad honores Charles Lemoine et du chef de la police, le capitaine Serge Madiou, avait été fusillé le lendemain sur le Champ-de-Mars sans autre forme de procès. Cette justice expéditive n’avait pas trompé l’esprit public qui la regarda pour ce qu’elle était, c’est-à-dire un abject crime politique qui cachait des ressentiments personnels et de très sordides règlements de compte.

L’exécution de Clovis Lestrade était une décision prise par Duvalier qui exerçait sa mesquine vendetta contre un pauvre chômeur, un père de famille sans ressources, plongé dans la plus affreuse nécessité. C’était le châtiment impitoyable qu’un tyran détraqué appliquait contre la liberté de conscience d’un inoffensif citoyen. Son verdict qui obéissait à une tactique de terreur, voulait démontrer que sa police était vigilante et que sa colère serait sans indulgence ni compassion pour quiconque. Bien entendu, aucune note ne relata son exécution dans la presse, aucune apologie de ce nouvel acte criminel du pouvoir duvaliériste ne trouva sa place dans les journaux et moins encore dans les archives. À la chute de la dictature, l’épiscopat anglican s’empressa de faire abattre l’arbre contre lequel on avait attaché et fusillé Lestrade. Pourtant, lors de la Marche du souvenir, à Fort-Dimanche, l’officiant cita nommément Clovis Lestrade parmi les victimes du régime despotique de Duvalier. Le peuple n’avait pas encore oublié cette cruelle injustice, cette odieuse forfaiture du duvaliérisme intégral.

Charles Dupuy
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