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Tranches de vie

La Bande à Popo (Renaud Hyppolite)

Par Renaud Hyppolite

Quand le temps a passé, la mémoire se souvient. Et tout comme l’autre qui faisait de la prose sans le savoir, au fil des années, à travers le filtre de nos souvenirs, on se trouve malgré nous à transformer en légende quelques bribes de vérité. Toutes les villes ont leurs légendes urbaines. Le Cap-Haïtien n’échappe pas à cette règle. Dans cette ville singulière à plusieurs égards des légendes se sont transmises de bouche à oreille pour émailler les conversations aux coins des rues, sur la place de la Cathédrale, le long du boulevard du bord de mer, au parc Vincent, chez certains coiffeurs comme Alexandre dit « Sansann », chez Carbonel à la rue 3, chez Vivic, Chez Gros Louis, Chez Durand, près du marché à la pharmacie Balmir, et non des moindres à la rue du Bord de mer entre les rues 8 et 9 devant la pharmacie Hyppolite. A cet endroit, tous les jours de la semaine se tenait une réunion des amis de mon père. Ça commençait à partir de 4h. Le premier à se présenter et à installer son tabouret devant la pharmacie c’était René Vincent. Puis suivaient : Maurice Coutard, Ti Pètt Leconte, Jean Vernes, Reynold Sam, Freddy Martin, Ti Duff Shoemberg, Pierre Menuau, Saint Lucien Hector, Aziz Amari, Dr Marc Guillaume, Dr Ovillon Durosier, l’ingénieur Coicou, Aruns Bernadin, Gérard Paret, Dr Rénélique quand il était à jeun, Sonson Durand, Maurice Laroche, Luchesi, Jean Luciani et j’en passe.

De gauche à droite: Pierre Santelli, Pierre Menuau, Raynold Sam, Ingénieur Westerband, debout: Antoine Hyppolite

On parlait de tout et de rien. Le plus souvent on parlait de la guerre 39-45 et de façon répétitive des souvenirs du Collège à l’époque où un certain Père Brangoulo y était à la fois directeur et professeur de belles lettres. Comme souvent j’entendais plusieurs anciens de la même promotion se vanter qu’ils avaient été les lauréats de leur classe, un jour exacerbé j’ai demandé ingénument s’il y avait plusieurs ex equo dans la classe. Pour toute réponse j’ai entendu un lourd silence et croisé le regard réprobateur de mon père.

Mais avant de poursuivre dans les légendes que je préfère vous servir au dessert, parlons de quelques faits concrets pour bien situer notre fière cité capoise. Le Cap-Haïtien est l’une des rares villes d’Haïti construite selon des règles d’urbanisme très précises pour tenir compte du climat chaud et ensoleillé des Antilles. Les rues de la ville sont tirées au cordeau allant de l’est à l’ouest de la mer vers la montagne et du nord au sud du Fort Magny à la Fossette. La ville se compose d’emplacements de 120 pieds sur chaque façade et comprenant 4 maisons par façade. Au début les toits étaient en ardoise venant d’Anjou, transportée par les navires de Nantes. D’autres maisons étaient et sont encore de nos jours en tuile de la Normandie. Quelques rares toitures étaient recouvertes de bardeaux de cyprès soit du pays soit importé de la Louisiane. Aujourd’hui la majorité des toits sont recouverts de tôle d’acier.

En règle générale, les maisons sont constituées de deux grandes pièces séparées par une ouverture en arche que ferment des portes-jalousie en accordéon qu’on ouvrait lors de grands événements comme mariage, première communion solennelle, funérailles, bals etc. etc. Ces pièces tiennent lieu de Chambre à coucher et de salon et donnent en général sur la rue. Elles s’ouvrent par une porte entre deux fenêtres, ou une porte et une fenêtre. Parfois on retrouve deux portes sans fenêtre. Ces ouvertures donnent toujours sur une terrasse ou balcon de cinq à six pieds de profondeur et longeant toute la façade de la maison. Ces pièces en général très spacieuses mesurent environ 18 pieds par 15. Les plafonds très élevés peuvent atteindre 9 à 10 pieds au-dessus du plancher. Les mêmes types d’ouvertures sont répétés du côté cour où règne une galerie plus ou moins large servant de salle à manger. Les dépendances sont le plus souvent au rez-de-chaussée dont la partie avant tient lieu de local pour une installation commerciale. Dans la cour se trouve toujours un puit qui en occupe soit le centre soit un angle. Les constructions d’un emplacement sont mitoyennes et se touchent de toute part.

Autre fait important à noter, les rues mesurent exactement 25 pieds de large et les maisons qui les bordent de 18 à 20 pieds de haut. Ces dimensions ont été calculées de telle manière qu’il se trouve toujours un coté de la rue à l’ombre où on peut se rafraîchir. Le matin le soleil se lève sur la mer ce qui projette l’ombre sur la façade des maisons situées à l’est de la rue. Ce qui explique pourquoi les marchandes de pain et d’AK100 rasent toujours les murs de ce côté le matin ou s’y installent pour vendre leurs produits. Au marché les premiers étals se retrouvent du côté de la rue 9 et de la rue K.

Les rues allant de la mer à la montagne sont désignées par des lettres allant de A à Q. Celles orientées du Sud au Nord sont chiffrées de 1 à 24. A partir du carénage on ne retrouve pratiquement pas de rues transversales est-ouest. A propos le mot carénage tient son origine du fait que cette partie nord de la ville servait autrefois à l’entretien des bateaux de pêche ou de cabotage. Carénage c’est le mot qui désigne le travail consistant à caréner un navire. On y trouve encore à certains endroits des points d’ancrage en bronze.

D’ après ce qui m’a été rapporté, vérité ou légende, il semblerait que c’est à partir de l’occupation américaine de 1915 que les noms coloniaux des rues ont été changés pour des lettres et des chiffres. Il paraît que les marines se faisaient souvent attaquer par les cacos. Comme les soldats avaient de la difficulté à se faire envoyer des renforts parce qu’ils avaient du mal à prononcer les noms des rues, ils ont décidé de mettre des chiffres en direction sud nord et des lettres est-ouest. Dommage qu’après l’occupation on n’ait jamais pensé à revenir à l’ancienne toponymie. Ainsi on aurait aujourd’hui du sud au nord les Rues : Morgon, du Pont, Vieille Boucherie, Des trois visages, du Chantier, du Collège, de la Vieille Joaillerie, des trois Chandeliers, Taronne, José Marty, Saint Simon`, Saint François Xavier, Chastenay, Notre Dame, Saint Marin, Bourbon, Providence, Saint Laurent, Saint Jean, Saint Pierre, du Conseil. Et de la mer à la montagne : Rue du Quai, Rue Neuve, du Renard, Laporte, du Gouverneur, Penthièvre, Saint Dominique, Dauphine, du Morne des capucines, Oswald Durand, Toussaint Louverture, Saint Louis, Rue Espagnole, Rue Duclôt, Pont au Diable, Du Champ de Mars.

Voilà pour les faits qui vont nous permettre de mieux situer ce qui va suivre : quelques personnages légendaires ou presque ; des événements au départ réels mais transformés par la patine du temps ou par le prisme déformant de notre mémoire défaillante. Au hasard de mes souvenirs, pour manger du bon pain il fallait aller tôt le matin à la boulangerie Hugo Leroy à la rue 5. Personne au Cap ne faisait de meilleurs pâtés que madame Vivic. Un bon sandwich au poulet ou une délicieuse crème glacée se dégustait en face du port, au café Colomb tenu par Gros Louis. Les plus beaux reposoirs à l’occasion de la Fête Dieu c’était dans les jardins de madame Charles Menuau à la Rue 24. Et c’est aussi là que les Zouaves du Collège Notre Dame en tenue d’apparat donnaient les meilleures démonstrations de leur savoir-faire. C’était non pour rendre grâce au Seigneur mais bien plutôt pour épater les élèves des Sœurs. Pour trouver une belle carte postale à adresser à la dulcinée, il suffisait de se rendre à la boutique Dorcéli François. Les parfums, bijoux, fines lingeries importés de France ou d’Italie s’achetaient chez madame Jean Élie à la rue 15. Pour danser ou faire un « suyé pié » on avait l’embarras du choix : l’Union Club, le cercle Primevère, le club Printania, Rumba et à certaines occasions, le Cercle des officiers au carénage en face de l’arsenal. Pour les bains de mer on avait le choix entre le Carénage, Rival, Poirier, Ducroix, Cormier ou Labadie. Enfin et non des moindres, un jonjol ne pouvait se déguster que chez Jean Dondon à Lafossette. Les mauvaises langues laissent entendre qu’il s’y dégustait d’autres choses !!

En passant citons quelques noms évocateurs : Deslandes Emmanuel surnommé Bouqui célèbre pour ses voitures extravagantes avec des avertisseurs ou claxons tout aussi extravagants. Joe Cannelle, bourrettier de son métier qui souvent complétait sa journée en ramenant dans sa brouette vers onze heures du soir, le Doc Rénélique ivre mort. Qui ne se souvient de Léonce qui réparait toutes les bicyclettes de la ville et en louait à l’heure ou à la journée ? On ne peut passer sous silence maître Hubert Bright, capois jusqu’au bout des ongles surtout quand il arbitrait un match de foot entre l’équipe capoise ASC et une équipe de Port-au-Prince, de Saint Marc ou des Gônaïves. On raconte que lors d’une partie contre Violette, une équipe bien connue de Port au Prince, le Cap traînait de l’arrière par un but. À environ une minute de la fin Sanon tire au but et touche la barre horizontale. Le ballon devait être mis en touche. Mais, l’arbitre décide qu’il y avait but. Le match pris fin 2 à 2 au grand désespoir de l’équipe visiteuse. Pour justifier sa décision, il répondit au capitaine du Violette qui protestait : monsieur il s’agit d’un « technical goal » Personne n’a jamais eu d’explication sur ce terme. À l’époque, Defendini gardait les buts de l’ASC et Michel Jean Joseph était son substitut.

Tantôt j’ai omis à dessein de parler de la Maison Altiéri. A l’époque, c’était sans conteste le plus grand magasin général de la République sinon de toute l’île : même les Dominicains venaient y faire des emplettes. Le magasin occupait à lui seul un bloc complet à la rue du bord de mer soit l’équivalent de la superficie d’un îlot de 12 maisons. On y trouvait de tout : parfumerie, passementerie, quincaillerie, charcuterie, des équipements motorisés, une chocolaterie et un grand choix de vins français. On raconte qu’une fois, la veille du jour de l’an, le sénateur Zéphyrin se présente chez Altiéri pour s’approvisionner en vin en prévision des fêtes de fin d’année. S’adressant au gérant d’alors, un nommé ou prénommé Legrand connu pour sa morgue et son insolence, maître Zéphyrin lui demanda de lui sortir quelques-unes de ses meilleures bouteilles. Legrand de lui répondre : Vous savez bien monsieur que les bon vins restent en France. Sans hésiter Zéphyrin lui rétorqua : Bien sûr, de même que les bons français d’ailleurs.

Dans un autre ordre d’idée je vais vous relater deux faits qui mettent en lumière la probité et le sens de l’honneur des gens de cette époque. Le premier fait m’a été rapporté par Charles Robinson de regretté mémoire. Pour laver sa voiture il faisait toujours affaire depuis plusieurs années avec un certain monsieur qu’il rémunérait à la semaine. Voulant le mettre à l’épreuve Charles décida de ne pas le payer à la fin d’une semaine. Comme le bonhomme ne réclamait pas son dû, il décida de faire durer le petit jeu encore une autre semaine. Pas de réclamation et la voiture était toujours aussi bien lavée. A la troisième semaine, Charles lui paya ses trois semaines et lui demanda pourquoi il n’a jamais réclamé son argent ? Il lui répondit : Maître, mté pensé affè ou pas bon. Alors moins di depuis longtemps mèt la ap fèm viv, cé tour pas moin pou aider mèt la. En français : J’ai pensé que vous aviez des difficultés financières. Alors je me suis dit que c’était à mon tour de vous rendre service en lavant gratuitement votre voiture.

Un autre fait non moins significatif. En Août 61, je retourne en Haïti à l’occasion du décès de mon père. Comme il fallait régler des problèmes concernant la pharmacie, j’ai demandé à Aruns Bernadin, un ami de papa, de m’aider à voir clair dans les livres comptables. Alors que tous les deux on s’affairait à relever les comptes débiteurs impayés, on recevait quotidiennement la visite de paysans ou d’humbles gens de Lafossette ou du Haut du Cap qui venaient payer des dettes qui ne figuraient nulle part dans les livres. C’est que papa avait pour principe de ne jamais refuser un médicament à un malheureux malade. Dieu y pourvoira disait-il. Les gens payaient en disant : Maître Hyppolite nous faisait confiance. On est ici pour honorer sa mémoire.

L’histoire qui suit pourrait s’intituler : Un camion nommé Roi Christophe. Pour les habitués c’était : Camion Michel du prénom de son propriétaire Michel Bernard. Il était réputé pour sa ponctualité et son sens de la discipline. Il assurait la liaison Cap-Port au Prince. Il fallait être à l’heure car le camion partait à la seconde près. Un dimanche matin, une dame qui se pensait au-dessus des principes de Michel se présenta en retard. La veille elle avait réservé la place la plus confortable à côté du chauffeur. A son arrivée, quelqu’un d’autre arrivé à l’heure occupait la dite place. Indignée et furieuse, elle fit savoir à Michel que plus jamais elle ne voyagerait à bord de son camion qu’elle appela dans sa colère tas de ferraille. Michel imperturbable, tout en démarrant son camion, sort la tête par la portière et lui asséna : Tant mieux chère madame ; moins de chiens moins de puces.

Pour finir laissez-moi vous servir l’histoire la plus suave qui m’ait été contée. Autrefois la rue qui longe la mer de l’autre côté de la rue du Quai prenait naissance à la rue 6, passait derrière la Banque nationale et finissait entre la Téléco et les entrepôts des douanes. C’était une rue plutôt malfamée où régnaient des marins, des débardeurs, des manutentionnaires, des revendeuses. On y entassait du bois de campêche pour l’exportation. De part et d’autre de cette rue on trouvait toutes sortes de commerces licites et illicites. Il y avait aussi de petits restaurants à l’allure louche qui, le soir venu, servaient de maison de passe. Cette rue, contrairement aux autres rues de la ville, n’avait ni pavage ni canalisation. Comme on y circulait à ses risques et périls, les gens respectables n’osaient pas trop s’y aventurer. D’où son nom de Rue sans faux-col. Mais ce qui fit passer cette fameuse rue à l’histoire, c’est un café restaurant d’un genre particulier et aux activités multiples. Le soir, ce restaurant se transformait en bordel. Il s’appelait Chez Zaza du nom de sa propriétaire. On raconte que notre barde national, Oswald Durand s’y attardait souventes fois et fort tard dans la nuit. A l’occasion de certaines rénovations pour «revamper» la façade de son commerce, madame Zaza demanda à son client Oswald de rédiger un écriteau pour avertir la clientèle de cet inconvénient passager. Oswald fit afficher à la porte de l’établissement l’avis suivant : La devanture de Zaza étant en réparation, les clients sont priés de passer par son derrière. Avouons que pour un bordel, cet avis pouvait prêter à pas mal d’interprétations.

Renaud Hyppolite
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