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Tranches de vie

Mes années au Vieux Lycée Philippe-Guerrier du Cap (Marie-Thérèse Méhu)

Quoique octogénaire à son avènement au pouvoir et malgré son éducation plutôt rudimentaire, le président Philippe Guerrier a pris durant son court règne (3 mai 1844-15 avril 1845) des mesures administratives importantes qui ont conduit à la création d’un bureau de Poste et à la fondation de deux écoles secondaires, le Lycée du Cap-Haitien et celui des Cayes.

Mon intérêt se porte aujourd’hui sur le Lycée du Cap situé autrefois à la rue 23 entre E et F, celui qui a formé, sous la direction d’hommes compétents tels Louis Mercier, Paul Artaud, Pradel Péan, Arnobe Toussaint... des générations d’intellectuels qui ont laissé leurs marques tant en Haïti qu’à l’étranger. Ce succès a, pendant longtemps, contribué à émoustiller la fierté capoise et à faire du Lycée un réservoir de talents. En effet, mon père a lui aussi bénéficié de l’expertise des professeurs de cet établissement, et c’est la raison pour laquelle, il décida de m’enrôler au Vieux Lycée où, de la quatrième à la philo, j’ai vécu des expériences exceptionnelles qui ont facilité mon passage de l’adolescence à l’âge adulte.

D’abord réservé aux jeunes hommes à sa fondation, le Lycée, je devine, a commencé à accepter des filles à la fin des années quarante, mais en 1955-56 l’année de mon admission en classe de quatrième, notre groupe fut, d’après notre directeur, le plus imposant que le Lycée ait connu jusqu’à date. Durant le premier trimestre, je fus la seule fille en quatrième B et j’y ai régné en reine, jusqu’au jour fatidique où le directeur décida de transférer cinq filles de C en B pour faire la balance, car elles étaient une quinzaine à peu près dans l’autre camp. Je les reçus avec mixtes émotions, partagée entre le désir de rencontrer des gens avec qui je pouvais m’identifier et le regret de perdre ma couronne. Cette année fut pour les filles une année expérimentale, nous avons appris à cohabiter pacifiquement avec les gars, à les observer de près, et nous nous sommes rendues compte que, malgré leurs bravades, ils étaient, tout aussi bien que nous, victimes de cette même insécurité, ces mêmes appréhensions qui caractérisent la période de l’adolescence. En réalité, ils n’étaient pas vraiment différents de nous autres, car nous avions des aspirations communes.

Avec un groupe hétéroclite venant de différents établissements, certains moins disciplinés que d’autres, les professeurs avaient parfois du mal à rétablir l’ordre dans la classe, mais je peux dire qu’à l’exception de quelques rebelles, la plupart des élèves se montraient très respectueux à leur égard. Il faut avouer que certains sujets, comme par exemple la guerre entre les Ostrogoths et les Huns ou le sac de Rome par les Visigoths, provoquaient une sorte d’antagonisme chez ceux qui avaient de la peine à établir un lien entre ces barbares et leur avenir.

Deux copains en particulier attiraient l’attention de toute la classe : le premier un comédien qui nous amusait avec ses blagues durant les périodes libres, si je ne me trompe, il a fait un bref passage à La Troupe Comique. Le second, un adventiste du septième jour qui ne ratait jamais une occasion de prêcher, il profitait des cours de religion pour exposer à notre aumônier les hérésies concernant certains dogmes catholiques. Fatigué des opinions oiseuses de notre camarade, le prêtre décida, au beau milieu de l’année, de ne plus remettre les pieds au Lycée.

L’année suivante en classe de Troisième, nous étions pour les deux sections B et C une douzaine de filles à peu près ; un nombre assez imposant qui nous permettait d’établir notre propre camp, nos instincts féministes prirent très vite le dessus. Comme les garçons commençaient à exhiber des intentions amoureuses, nous décidâmes de former un bloc intangible pour les décourager, nous jurâmes de ne point céder à leurs assauts. Mais ce siège ne fit pas long feu, deux des filles désertèrent notre camp et tombèrent dans les bras de deux de nos compagnons de classe.

Quant à moi, j’allais succomber l’année suivante au charme d’un gentleman à l’air timide et sérieux. Ayant fait la majorité de son cycle secondaire au Lycée Pétion de Port-au-Prince et de trois ans mon ainé, je ne le connaissais pas avant notre rencontre au Champ de Mars à l’occasion du boule bwa du 15 août 1958 ; mais il me plaisait et mes parents l’estimaient bien. Hélas ! l’affaire s’est mal terminée, mais j’ai pu tirer une bonne leçon de cette expérience, à savoir que les promesses n’ont de poids que si les intentions sont, au préalable, sincères, autrement elles deviennent creuses et décevantes. J’ai aussi appris à ne pas accorder trop d’importance aux promesses et à ne pas faire de plans dans l’abstrait.

L’année 1957-1958 fut la plus tumultueuse que j’aie connue au Lycée, une année troublée par les grèves et les évènements conduisant aux élections présidentielles, après la chute de Magloire. Nous n’étions pas en âge de voter, malgré tout, nos discussions tournaient toujours autour des différents candidats et les opinions à propos de ces postulants ne manquaient pas. Cette année fut aussi marquée par notre indiscipline et notre irrévérence envers nos professeurs. Au lieu de monsieur ou maitre Untel, nous substituions leur nom et prénom par des surnoms tels que : Constipé, Fifty-one, Brosse Clou, Please, N’est-ce- pas, Bidon, Chimène, Boum, Mabial, Semafort etc. Quelques années plus tard, durant la période où j’ai enseigné le latin au Collège Nelson, je fus à mon tour baptisée Ro-sa-e.

En dépit de toutes ces effervescences causées par les récentes élections, l’année académique 57-58, classe de Seconde, fut l’une des plus fructueuses, peut-être à cause de ces échanges de vue qui ont fait murir nos esprits. De plus, les élèves de Troisième à la Philo décidèrent de former un club littéraire avec Guy Léveillé comme président et Marc-Hervé Pretto comme vice-président (ou vice-versa).

Avec l’aide du professeur de Lettres, Camille Julien, nous présentâmes des pièces de théâtre et des récitations ; à l’une de ces occasions, mon rôle fut de déclamer ce poème de Morisseau Leroy « Pa pran potraim blan, Mistè Eastman pap kontan », ce que je fis avec grand enthousiasme.

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En classe de Rhétorique, rien de mémorable à évoquer, sinon que la classe était surchargée du fait de la rencontre des deux sections B et C sous le même toit et de l’admission de nouveaux élèves venant de diverses institutions. Pour accommoder cet imposant groupe, le directeur nous plaça dans une ancienne salle de laboratoire avec tous les ingrédients, encore efficients, à portée de vue. Les trouble-fêtes ne tardèrent pas à fabriquer diverses concoctions sulfureuses, répandant dans la salle une odeur suffocante qui nous forçait à prendre la clé des champs, les professeurs s’en plaignirent et les indésirables furent punis ; d’autres subterfuges remplacèrent les précédents.

Ainsi dans une atmosphère aussi volatile, il nous était impossible de bien assimiler les instructions des professeurs, ceux qui avaient le gout des études décidèrent de se réunirent en fin de classe pour parfaire leurs connaissances. Les résultats du baccalauréat première partie reflétèrent l’ambiance de la classe, seulement un quart des élèves présentés ont pu obtenir leur diplôme. C’est la raison pour laquelle, en classe de philo nous n’étions pas plus d’une douzaine dans cette petite salle qui nous était réservée en face du Lycée. Ainsi, nos cours prenaient place extra muros dans une ambiance paisible, je n’allais revoir la maison mère qu’en de rares occasions.

Après cinq années d’études au Lycée je formai d’étroits liens avec certains de mes camarades de classe. Je me souviens encore des heures passées ensemble à résoudre des problèmes d’algèbre ou de géométrie, à discuter sur les sujets de dissertation qui nous intéressaient, comme par exemple celui-ci que je garde encore dans ma mémoire : Essayez de démontrer que chez Racine les personnages qui s’aiment ne se rencontrent jamais ».

Ces discussions m’ont permis de forger des amitiés qui, dans la plupart des cas demeurent aujourd’hui indéfectibles et je ne rate jamais l’occasion d’évoquer mon heureux passage au Lycée Philippe Guerrier du Cap. Malgré ses maigres ressources, cet établissement a offert une éducation adéquate à des générations de médecins, d’ingénieurs, de professeurs, d’agronomes et d’avocats qui se sont distingués dans leurs métiers tant en Haïti qu’à l’extérieur. Des trois cycles d’études, le secondaire est celui qui a le plus contribué à ma formation civique et patriotique.

J’ai énormément de gratitude pour ces professeurs qui ont instillé en moi les notions de fierté, de respect et de décence, aujourd’hui encore j’essaie autant que possible d’honorer leurs efforts. Je pense bien souvent à mes camarades de classe et aux plans que nous faisions ensemble pour notre avenir à l’ombre des grands arbres du Lycée, je me demande combien parmi mes condisciples ont pu réaliser leurs rêves, combien ont pu trouver de la joie dans la profession de leur choix.

Je pense aussi aux déceptions et aux rêves brisés ou irréalises pour certains, à leurs peines de voir s’écrouler, comme un château de sable, leurs nobles aspirations. Je prends en pitié ceux qui ont dû, par manque de ressources, abandonner leurs études, mais surtout je pleure ceux qui sont partis trop tôt au pays sans chapeau, particulièrement Louis Méhu et Guy Lucchessi qui nous ont laissé à la fleur de l’âge et qui n’ont jamais eu l’opportunité de mettre en exécution leur plan pour l’avenir.

L’hymne du Lycéen qu’il m’arrive souvent de fredonner est pour moi un rappel à la mémoire de tous ceux qui ont contribué à faire de cet établissement la Mecque de la métropole du Nord. Cet hymne on le chantait chaque lundi matin après l’envoi du drapeau. Je vous laisse avec mon couplet favori :

Il nous faudra tout savoir De notre devoir Le sublime du pouvoir L’histoire flétrie Les fastes de notre peau Dans la gloire du drapeau Et l’on pourra mourir, patrie.

Refrain : Lycéens, travaillons Travaillons sans trêve Les yeux pleins de rayons Portant un grand rêve.

Un grand rêve de Justice, d’Egalité et d’Opportunité pour tous.

Marie-Thérèse Méhu-François. extrait de : Comme j’ai Vécu : Récits Imparfaits.

Note de la rédaction. Après la construction du nouveau Lycée Philippe-Guerrier, l'ancien local, dont il est question ici, a été transformé et est aujourd'hui occupé par une école secondaire, le Collège Notre-Dame-de-protection.

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