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Signé Cap-Haïtien

LE LÉGENDAIRE JOE CANNEL DU CAP (WILFRID SUPRENA)

  • Prénom et nom: Léonel Blot
  • Profession: Portefaix (Brouettier)
  • Religion: Catholique 150%
  • Nationalité: Capois 100%
  • Race: Mulâtre 200%
  • En classe de cinquième au Lycée Philippe-Guerrier du Cap, M. Nelson Bell, professeur de langues mortes (grec et latin) faisait conjuguer le verbe latin abortere et demandait aux élèves de trouver des noms dérivés ou rapprochés de ce verbe mais dans une langue contemporaine ou des langues vivantes. Selon Dieu, fils d’un notable de Terrier Rouge, très protocolaire dans ses démarches et sa mise vestimentaire répondait avec une assurance et un panache digne d’un suzerain: «Heu, heu si je comprends bien, le mot anglais abortion tire son origine de ce verbe, cher maitre». Hey oui ! répond le professeur sous un tonnerre d’applaudissements de toute la classe. Charité, originaire de Duty (Acul du Nord) localité où le révolutionnaire Boukman a été capturé et immolé et lieu de naissance du légendaire maestro Hulrick Pierre Louis, renchérit; «pour moi, monsieur, je pense que les mots français avortement et avorter sont de la même famille et dérivent de abortere ». Le professeur acquiesce. La salle de classe s’échauffe, ovationne à tue-tête, et longuement. Sur ce, Séraphin, rivanordais de souche appelé tsé-tsé (piqure de cette mouche congolaise provoque le sommeil prolongé, voire la mort) ou Dòmi parce qu’il dormait toujours en classe, se réveille et crie : «Joe Cannel». Surprise et silencieuse après cette réponse tout-à fait inattendue, la classe soudainement explosa: quolibets et moqueries à l’endroit de «Dòmi» fusaient de toutes les bouches. Et, pourquoi mentionnes-tu Joe Cannel, monsieur Séraphin? Parce que Joe Cannel est un avorton et la définition de ce mot dérivé du latin tombe d’aplomb avec les caractéristiques physiques de Joe Cannel.

    La physionomie de Léonel Blot alias Joe Cannel était effectivement celle d’un avorton ou nain. Solidement bâti, Léonel Blot mesurait pas plus qu’un mètre cinquante de haut avec des pieds cambrés de joueur de football, de longs bras et avant-bras parfaitement musclés d’haltérophile attachés à une très large paume aux extrémités et enfin une grosse tête semi ovale du lobe frontal à l’occiput. Joe s’exprimait difficilement avec des phrases incomplètes, entrecoupées ou inachevées. Sa voix était gutturale et calibrée.

    Du lieu et de sa date de naissance, on ne sait pas grand-chose. Avait-il des liens de parenté avec les Blot comptant parmi eux des nobles (comtes et ducs) dans la Cour royale de Henry 1er? À déterminer. Cependant, à la fin des années 1940, Joe a été secouru dans les rues du Cap à l’époque de son adolescence par certaines grandes dames de la ville appelées sagement «demoiselles» les (Ricourt, Verne et Montreuil), pour avoir fait vœu de chasteté à leur évêque d’alors (Jean et Cousineau). En effet, elles ont utilisé leur influence - entendez religieuse- pour placer Joe comme résident à la Fondation Vincent, centre d’hébergement éducatif et social, entrée sud de la ville, pour les besoins de sa formation académique et professionnelle.

    Quand vint le moment d’évaluation, les «demoiselles», après la messe dominicale traditionnelle de Quasimodo en l’an de grâce 1951, se rendirent à la Fondation pour rencontrer leur protégé et s’enquérir de son progrès. Joe leur fit un récit qui a failli provoquer un arrêt cardiaque de masses. Laissez parler Joe: «pour l’école….je me … débrouille…. assez bien. Pour la nourriture…..je mange …un peu de …tout …des fois à l’heure ….. plusieurs fois…… en retard. Cependant… je …. m’ennuie le soir….je…vous serais infiniment …..reconnaissant….de nous envoyer … la nuit de jolies… coquettes jeunes filles…. Vraiment je souffre la ….nuit!» Les «demoiselles» prirent la poudre d’escampette et Joe a été renvoyé sur le champ.

    Pour survivre et gagner sa vie, Joe Cannel se fit brouettier. Au tout début, la brouette (chariot) de Joe était identique aux autres brouettes de la ville, faites d’une petite roue motrice à laquelle étaient attachées deux pontes obliques sur lesquelles sont placées des planchettes de dimension inégale. Les pontes jouaient le rôle de gouvernail. Le portefaix faisait déplacer son chariot en le poussant et n’avait pas besoin d’aide.

    Vu le nombre élevé de compétiteurs (Capois, Livinstone, Yenyen) utilisant le même type de chariots achetés de l’extérieur ou construits sur place, Joe, après un voyage à Port-au-Prince, décida d’innover. Il a fait construire un autre chariot de plus large dimension avec deux roues, attachées chacune à une ponte disposée de façon parallèle. Comme un grand levier, la partie supérieure de ce chariot était plus longue et du coup pouvait recevoir plus de marchandises et la partie inférieure beaucoup plus courte. Pour faire déplacer ce chariot avec plus de rapidité et vu le poids des marchandises qui y sont empilées, les portefaix utilisaient les services d’un assistant.

    Joe, par contre, était toujours seul, allongé sur son chariot à la rue 10 H I à proximité des magasins des Villard, Cianchully, Boutros et Marzouka ou à la rue Toussaint-Louverture (Rue J entre 19 et 20) à deux pâtés de maison de l’évêché du Cap. Ce positionnement répondait à un calcul stratégique de Joe sur la clientèle que son «taxi» desservait. En effet, les clients de Joe étaient strictement triés sur le volet: des religieux et religieuses de passage à l’évêché ou des syro libanais et des mulâtres, grands commerçants de la place. Sur son chariot, Joe ne transportait que des produits légers: quelques boites de livres, quelques bidons d’huile de cuisine, une ou deux chaises en paille ou des tissus. Malheur aux petites marchandes et paysannes s’adressant à Joe pour le transport de sacs de charbon, de cassave, de mais, de mangues, d’avocats et de petit mil! Joe leur a expliqué en des termes très peu flatteurs ce que Cassagnol avait répondu à la vache.

    Son maitre mot et juron Cochon marron était réservé à tous ceux-là qu’il haïssait: les gens à la peau foncée (gamins, petites marchandes, paysans, les miliciens des Duvalier). Joe se considérait comme un mulâtre attitré avec toutes les considérations et admiration qu’il avait pour ses pairs et tout le dédain et gémonies qu’il vouait aux gens avec une coloration épidermique teintée. Sa réponse à Serge Villard (griffon), un commerçant de la place arrêté brièvement puis relâché après une invasion ratée des opposants politiques au régime des Duvalier en Mai 1968 en dit long sur son hostilité politique et raciale proverbiale: « Sergo, qu’avons-nous fait à ces Cochons marrons»?

    Joe était un catholique zélé, un dévot. Il ne ratait jamais la “grande” messe dominicale, celle de 10 h 00 parce qu’elle était, d’une part célébrée par l’évêque du diocèse et surtout parce tout le gratin de l’élite capoise s’y donnait rendez-vous. Il ne voulait jamais rater cette opportunité de serrer une fois de plus les mains de ses traditionnels protecteurs. Durant la messe, il s’asseyait inévitablement à la première rangée à côté d’eux. Après la messe, sur le parvis de l’église, il faisait le va-et-vient entre les petits groupes de «gens de bien» rassemblés pour commenter les dernières nouvelles en provenance de la capitale, la chute du prix du café, les dernières inondations et arrestations. Son rire sonore et gras après chaque petite tape sur l’épaule faisait croire qu’il était en très bonne compagnie.

    Les plus beaux moments de Joe étaient au cours de la parade annuelle de la Fête-Dieu au mois de Juin, appelée par les catholiques on ne sait trop pourquoi «procession». Endimanché, tiré à quatre épingles, chemise blanche au collet empesé, manches retroussées, Joe était d’une visibilité, on ne peut plus, spéciale. Il se plaçait quelques pas en avant de l’évêque qui transportait le Saint-Sacrement. Joe était le chef d’orchestre, le maitre de cérémonie. Il indiquait aux fidèles catholiques rassemblés sur le trottoir des deux côtés de la rue ou alignés devant les différents «reposoirs» le moment de se signer, de s’agenouiller, de chanter et d’applaudir. La Fête-Dieu était son évènement et il le vivait plus qu’à son aise.

    Au départ des Duvalier, Joe Cannel a laissé la ville du Cap pour s’installer à Port-au-Prince, plus spécialement au Haut-Turgeau près de la Villa Manrèse, grande résidence servant à la fois de lieu de retraite, de prière et de restauration et de conférence pour religieux et religieuses de toutes confessions, les Oblats, les Spiritains, les Saintcruciens, les Jésuites etc…Lyonel Blot alias Joe Cannel a fait le grand départ vers l’au-delà à la fin des années 1990. Il n’était survécu que par son nom. Il n’avait pas d’enfants.

    Les Capois, par contre, toujours reconnaissants lui ont rendu et continuent de lui rendre un hommage tout fait particulier en désignant sous le label Joe Cannel les partisans et les supporteurs zélés des deux plus importantes formations musicales de la ville, que dis-je! du pays: Septent et Tropik. Ils sont appelés élogieusement Joe Cannel Septent ou Joe Cannel Tropik.

    Source : Wilfrid Surprena
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