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Administration municipale

La carrière mouvementée de J. Adhémar Auguste (Charles Dupuy)

Lors des élections présidentielles de 1930, le citoyen Jérôme Adhémar Auguste obtenait deux voix au premier tour de scrutin. L’Assemblée nationale voulait témoigner de sa confiance envers ce candidat sans illusion et, plus certainement encore, rendre un hommage au farouche et légendaire combattant de la cause nationaliste qu’il fut pendant les années d’Occupation. Le 22 novembre 1930, quelques jours donc après les élections, le président Sténio Vincent, nommait Adhémar Auguste secrétaire d’État de la Justice. Avec le docteur A. V. Carré, H. Pauléus Sannon, Perceval Thoby et Auguste Turnier, Adhémar Auguste participait à ce ministère que Vincent appelait son gouvernement de coalition. Six mois plus tard, il quittait sans regret le cabinet pour retourner dans sa chère ville du Cap. Ce Cap-Haïtien où il était né le 11 mai 1858 et dont il avait été, pour une bonne part de son existence, le premier citoyen. Quatre fois déjà, cet homme réputé pour ses vertus civiques et sa droiture intransigeante fut nommé ministre et autant de fois il refusa la charge qu’on lui confiait. J. Adhémar Auguste avait en effet répondu non aux insistantes propositions des présidents Michel Oreste, Sudre Dartiguenave de même que Louis Borno qui lui offraient un portefeuille ministériel. Élu premier magistrat de la ville du Cap-Haïtien en 1912, Adhémar Auguste préférait cette fonction à n’importe quelle autre.

Ardent firministe, Adhémar Auguste fut le premier à lancer la candidature à la présidence du grand politicien par une véritable campagne de presse. Placé au sommet de la hiérarchie sociale, Adhémar Auguste appuyait Anténor Firmin à un moment où ce dernier était plutôt considéré dans certains cercles bourgeois comme un arriviste. Après les échauffourées de juin 1902, Auguste entra dans une prudente clandestinité. Quelque temps après, il croisa Nord Alexis sur son chemin et, comme il souhaitait faire la paix avec le futur président, il se retourna en criant: «Général Nord! Général Nord! Le militaire fit la sourde oreille [...] À la fin, il se retourna en disant : “Mais tiens, c’est Maître Adhémar. Franchement je ne vous avais pas reconnu. Vous avez tellement forci..., tellement grossi...” Adhémar qui vivait dans une semi-clandestinité était à l’époque maigre comme un clou. [...] Les deux hommes causèrent quelques instants, puis l’avocat se retira». (Marc Péan, La ville éclatée, 1993, p.4) C’est ainsi que Maître Adhémar Auguste raconte sa réconciliation avec le général Nord Alexis dans un article qu’il fit paraître dans L’Opinion Nationale quelque vingt ans plus tard.

Adhémar Auguste qui s’inscrivait au barreau du Cap-Haïtien en janvier 1885 était essentiellement un autodidacte. Au fil des ans pourtant, il allait acquérir cette vaste culture juridique qui fera de lui l’un des avocats les plus respectés et les plus célèbres du barreau de la ville. Dans son livre Histoire d’une famille heureuse, sa petite-fille, Gisèle Lebon décrit son vénéré grand-père aux yeux bleus et à la moustache blanche dont le «cabinet d’avocat se trouvait au rez-de-chaussée de l’habitation familiale et ouvrait sur la rue espagnole. [...] Dans cette étude, nous dit-elle, il y avait une bibliothèque gigantesque riche en ouvrages de droit et d’histoire. C’était une des plus belles bibliothèques de la ville». (p.25) Elle aurait tout aussi bien pu la qualifier d’une des plus belles d’Haïti. Parmi les principes intangibles de son adorable grand-père, Gisèle Lebon retient le respect des serviteurs et celui des paysans. Avocat de la Compagnie des Chemins de fer, de l’Usine de campêche de la Grande-Rivière et de la Compagnie d’éclairage électrique, Adhémar Auguste se consacra avec un égal empressement à la défense des humbles et des laissés-pour-compte, se mettant sans complexe au service des paysans opprimés pendant toute la sombre période de l’Occupation.

À ce chapitre, on sait qu’une fois installés dans le pays, les Américains voulurent entreprendre, pour d’évidentes raisons logistiques, la restauration de l’infrastructure routière. La reconstruction des routes, en particulier celle conduisant du Cap à Port-au-Prince, mobilisa jusqu’à quatre mille travailleurs sur certains tronçons. Afin de recruter leur main-d’œuvre, les officiers de Marines appliquaient rigoureusement les articles 52 à 65 du Code rural haïtien, astreignant les paysans à une corvée de six jours par année pour la construction ou la réparation des routes dans leur section. Objets des plus criants abus, ces malheureux paysans qui étaient fréquemment abattus pour de prétendues tentatives d’évasion, tombaient aussi victimes de mauvais traitement, de la malnutrition prolongée et des épidémies. Ces iniquités barbares, courageusement dénoncées par J. Adhémar Auguste dans son journal Le Petit Capois que reproduisaient les quotidiens de Port-au-Prince, soulèveront en peu de temps l’indignation générale de l’opinion haïtienne.

Témoin engagé de l’avenir de son pays, collaborateur ou directeur depuis 1879 des organes comme La Liberté, L’Avenir d’Haïti, L’Ami de l’Ordre, L’Intermédiaire, L’Opinion Nationale, Le Réveil, Adhémar Auguste était devenu un journaliste éminemment influent et de grande autorité politique. C’était néanmoins une profession périlleuse. Par exemple, lorsque en 1889, par le truchement de son journal La Liberté, Adhémar Auguste s’adressa au ministre des Relations extérieurs, M. Anténor Firmin, au sujet des prétendues négociations que conduiraient aux États-Unis M. Frédéric Élie concernant la cession du Môle Saint-Nicolas, les députés A. Dérac et J. P. Figaro suggérèrent au ministre Firmin de faire incarcérer sans délai le journaliste pour outrage à la Chambre. Nous verrons tout à l’heure que ce ne fut pas la moindre des menaces à sa liberté que lui valut le redoutable métier de directeur d’opinion.

Élu magistrat communal de la ville du Cap-Haïtien en janvier 1912, Adhémar Auguste s’engage corps et âme dans la restauration de la ville rasée par le séisme de 1842. On le fait membre perpétuel de l’Union-Club qu’il a miraculeusement sauvé de la faillite, il participe à la fondation de l’École libre de droit avec Tertulien Guilbaud, tandis qu’avec son ami Juste Étienne, il jette les bases de ce qui deviendra l’hôpital Justinien. Le magistrat Auguste se lance dans de grands travaux de réfection des rues, construit le pont du Bel-air, édicte des règlements et des arrêtés communaux qui, progressivement, transforment la ville, modifie son visage. Sous sa férule, le Cap redevient peu à peu une cité propre et salubre. Marc Péan raconte cette savoureuse anecdote qui dépeint bien l’homme et le souci vétilleux qu’il avait de sa fonction. L’action se passe en 1912, lors de la visite officielle du président Tancrède Auguste au Cap-Haïtien. Le président et le maire, qui sont d’ailleurs deux cousins, «se tenaient sur le balcon de Madame Cincinnatus Leconte sis à la rue Espagnole. Arrive un officier d’ordonnance. Il remet au chef de l’État un pli cacheté et se retire. Le président de la République en prend lecture. Puis il déchire l’enveloppe et son contenu en morceaux qu’il jette dans la rue. Le maire de la ville avec beaucoup de courtoisie, lui dit alors: “Excusez-moi, Excellence, mais ici on ne jette rien dans la rue”. [...] Le chef de l’État apprécie l’observation du maire Adhémar Auguste et demande à ce qu’on fasse ramasser au plus vite les morceaux de papier qu’il venait de jeter sur le pavé». (p.108)

Le 3 janvier 1918, Adhémar Auguste était déféré devant la cour prévôtale et condamné pour délit de presse. C’est un article paru dans L’Opinion Nationale qui lui occasionnait ce déboires inattendus. Victime d’un jugement expéditif pour avoir osé dénoncer les injustices de l’Occupation, Adhémar Auguste est envoyé cette fois à la Prison civile. Bientôt, dans la cruelle intention de l’humilier, les Marines le feront déambuler dans les rues du Cap en «grand caraco», dans l’infamant uniforme des prisonniers. C’était le temps triomphant de la justice sommaire et du despotisme militaire. L’époque où le général américain Hooker faisait condamner à 200 dollars d’amende, M. Clamart Ricourt, le directeur de l’hebdomadaire capois Variétés, sous l’inculpation d’avoir médit des femmes américaines; l’époque où un monsieur Pierre-Louis se voyait contraint de vendre sa propriété pour 300 gourdes au même général Hooker alors qu’elle valait au moins dix fois la somme; l’époque où, à Limonade, une humble femme qui réclamait son dû après avoir vendu une bouteille de kola à un Marine, se vit condamnée à 200 dollars d’amende par la Cour martiale. La malheureuse marchande fut naturellement forcée de vendre tout ce qu’elle possédait pour s’acquitter de la dette. (J. Desquiron, Haïti à la Une, vol. IV, p.232) Toutes ces monstruosités, tous ces sévices calculés des Marines étaient systématiquement dénoncés par le journaliste Adhémar Auguste, pourfendeur infatigable de l’injustice et de l’iniquité. En 1929, lors de la grève de Damien et du grand tumulte politique qui s’ensuivit, les Marines profitèrent de la loi martiale pour envahir les locaux du journal d’Adhémar Auguste et en saccager l’imprimerie.

À l’approche des élections présidentielles, certains cercles politiques voulurent proposer la candidature d’Adhémar Auguste dont le profil correspondait à l’homme pur et digne, au patriote de conviction, au politicien intègre et de grande intransigeance morale que recherchait le pays. Seymour Pradel, Price Mars, Constantin Mayard, Perceval Thoby, Léon Nau, Charles Zamor, H. Pauléus Sannon et Sténio Vincent souhaitaient eux aussi devenir le prochain locataire du Palais national. On sait que, contrairement aux pronostics qui favorisaient Pradel, c’est Vincent qui, au quatrième tour de scrutin, emporta ces élections. Après son bref passage à la direction du ministère de la Justice, Jérôme Adhémar Auguste abandonna définitivement la politique pour retrouver sa ville, ses amis, sa famille et profiter pleinement de la retraite.

Le 25 janvier 1935, le bâtonnier de l’ordre des avocats du Cap-Haïtien, Me Emmanuel Pauld, lui-même un journaliste vétéran des luttes nationalistes, organisait les noces d’or professionnelles de Maître Adhémar Auguste. Ce fut l’occasion pour le jeune secrétaire d’État des Travaux publics, Me Luc E. Fouché de remettre au jubilaire le diplôme de grand officier de l’ordre national Honneur et Mérite. Dix ans plus tard, en janvier 1945, dans les salons de l’Union-Club, c’était au tour du bâtonnier Joseph D. Charles d’organiser les noces de diamants de Maître Auguste. Cette grande fête intellectuelle inaugura en quelque sorte la brillante carrière politique de deux des anciens élèves de Maître Auguste à l’École libre de droit, MM. Mauclair Zéphirin et Joseph D. Charles, dont l’éloquence érudite et persuasive souleva l’admiration de l’auditoire.

Étroitement mêlé à tous les combats pour la défense du droit et de la justice au pays, celui qui fut un modèle d’intégrité, de rectitude morale et de courage civique pour la nation haïtienne s’éteignit tranquillement, au Cap-Haïtien, le 25 octobre 1945. Avec lui disparaissait une génération politique. Ses concitoyens lui firent des funérailles grandioses alors que partout en Haïti, le départ de ce grand commis de l’État à l’âme noble et au cœur fier fut ressenti comme la triste fin d’une époque.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com
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